Ýëåêòðîííàÿ áèáëèîòåêà
Ôîðóì - Çäîðîâûé îáðàç æèçíè
Àêóïóíêòóðà, Àþðâåäà Àðîìàòåðàïèÿ è ýôèðíûå ìàñëà,
Êîíñóëüòàöèè ñïåöèàëèñòîâ:
Ðýéêè; Ãîìåîïàòèÿ; Íàðîäíàÿ ìåäèöèíà; Éîãà; Ëåêàðñòâåííûå òðàâû; Íåòðàäèöèîííàÿ ìåäèöèíà; Äûõàòåëüíûå ïðàêòèêè; Ãîðîñêîï; Ïðàâèëüíîå ïèòàíèå Ýçîòåðèêà


I
Les enfances de Tristan

Seigneurs, vous pla?t-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? C’est de Tristan et d’Iseut la reine. ?coutez comment ? grand’joie, ? grand deuil ils s’aim?rent, puis en moururent un m?me jour, lui par elle, elle par lui.

Aux temps anciens, le roi Marc r?gnait en Cornouailles. Ayant appris que ses ennemis le guerroyaient, Rivalen, roi de Loonnois, franchit la mer pour lui porter son aide. Il le servit par l’?p?e et par le conseil, comme e?t fait un vassal, si fid?lement que Marc lui donna en r?compense la belle Blanchefleur, sa soeur, que le roi Rivalen aimait d’un merveilleux amour. Il la prit ? femme au moutier de Tintagel. Mais ? peine l’eut-il ?pous?e, la nouvelle lui vint que son ancien ennemi, le duc Morgan, s’?tant abattu[1] sur le Loonnois, ruinait ses bourgs, ses champs, ses villes. Rivalen ?quipa ses nefs h?tivement, et emporta Blanchefleur, qui se trouvait grosse, vers sa terre lointaine. Il atterrit devant son ch?teau de Kano?l, confia la reine ? la sauvegarde de son mar?chal Rohalt, Rohalt que tous, pour sa loyaut?, appelaient d’un beau nom, Rohalt le Foi-Tenant ; puis, ayant rassembl? ses barons, Rivalen partit pour soutenir sa guerre. Blanchefleur l’attendit longuement. H?las ! il ne devait pas revenir. Un jour, elle apprit que le duc Morgan l’avait tu? en trahison. Elle ne le pleura point : ni cris, ni lamentations, mais ses membres devinrent faibles et vains ; son ?me voulut, d’un fort d?sir, s’arracher de son corps. Trois jours elle attendit de rejoindre son cher seigneur. Au quatri?me jour, elle mit au monde un fils, et, l’ayant pris entre ses bras : « Fils, lui dit-elle, j’ai longtemps d?sir? de te voir ; et je vois la plus belle cr?ature que femme ait jamais port?e. Triste j’accouche, triste est la premi?re f?te que je te fais, ? cause de toi j’ai tristesse ? mourir. Et comme ainsi tu es venu sur terre par tristesse, tu auras nom Tristan. » Quand elle eut dit ces mots, elle le baisa, et, sit?t[2] qu’elle l’eut bais?, elle mourut.

Rohalt le Foi-Tenant recueillit l’orphelin. Apr?s sept ans accomplis, lorsque le temps fut venu de le reprendre aux femmes, Rohalt confia Tristan ? un sage ma?tre, le bon ?cuyer Gorvenal. Gorvenal lui enseigna en peu d’ann?es les arts qui conviennent aux barons. Il lui apprit ? manier la lance[3], l’?p?e, l’?cu et l’arc, ? lancer les disques de pierre, ? franchir d’un bond les plus larges foss?s ; il lui apprit ? d?tester tout mensonge et toute f?lonie, ? secourir les faibles, ? tenir la foi donn?e[4] ; il lui apprit les diverses mani?res de chant, le jeu de la harpe et l’art du veneur ; et, quand l’enfant chevauchait parmi les jeunes ?cuyers, on e?t dit que son cheval, ses armes et lui ne formaient qu’un seul corps et n’eussent jamais ?t? s?par?s. ? le voir si noble et si fier, large des ?paules, gr?le des flancs, fort, fid?le et preux, tous louaient Rohalt parce qu’il avait un tel fils. Mais Rohalt, songeant ? Rivalen et ? Blanchefleur, de qui revivaient la jeunesse et la gr?ce, ch?rissait Tristan comme son fils, et secr?tement le r?v?rait comme son seigneur.

Or, il advint que toute sa joie lui fut ravie, au jour o? des marchands de Norv?ge, ayant attir? Tristan sur leur nef, l’emport?rent comme une belle proie. Tandis qu’ils cinglaient vers des terres inconnues, Tristan se d?battait, ainsi qu’un jeune loup pris au pi?ge. Mais c’est v?rit? prouv?e, et tous les mariniers le savent : la mer porte ? regret les nefs f?lonnes, et n’aide pas aux rapts ni aux tra?trises. Elle se souleva furieuse, enveloppa la nef de t?n?bres, et la chassa huit jours et huit nuits ? l’aventure. Enfin, les mariniers aper?urent ? travers la brume une c?te h?riss?e de falaises et de r?cifs o? elle voulait briser leur car?ne. Ils se repentirent : connaissant que le courroux de la mer venait de cet enfant ravi ? la male heure, ils firent voeu de le d?livrer et par?rent une barque[5] pour le d?poser au rivage. Aussit?t tomb?rent les vents et les vagues, le ciel brilla, et, tandis que la nef des Norv?giens disparaissait au loin, les flots calmes et riants port?rent la barque de Tristan sur le sable d’une gr?ve.

? grand effort, il monta sur la falaise et vit qu’au del? d’une lande vallonn?e et d?serte, une for?t s’?tendait sans fin. Il se lamentait, regrettant Gorvenal, Rohalt son p?re, et la terre de Loonnois, quand le bruit lointain d’une chasse ? cor et ? cri r?jouit son coeur. Au bord de la for?t, un beau cerf d?boucha. La meute et les veneurs d?valaient sur sa trace ? grand bruit de voix et de trompes. Mais, comme les limiers se suspendaient d?j? par grappes au cuir de son garrot, la b?te, ? quelques pas de Tristan, fl?chit sur les jarrets et rendit les abois. Un veneur la servit de l’?pieu. Tandis que, rang?s en cercle, les chasseurs cornaient de prise, Tristan, ?tonn?, vit le ma?tre-veneur entailler largement, comme pour la trancher, la gorge du cerf. Il s’?cria : « Que faites-vous, seigneur ? Sied-il de d?couper si noble b?te comme un porc ?gorg? ? Est-ce donc la coutume de ce pays ? – Beau fr?re, r?pondit le veneur, que fais-je l? qui puisse te surprendre ? Oui, je d?tache d’abord la t?te de ce cerf, puis je trancherai son corps en quatre quartiers que nous porterons, pendus aux ar?ons de nos selles, au roi Marc, notre seigneur. Ainsi faisons-nous ; ainsi, d?s le temps des plus anciens veneurs, ont toujours fait les hommes de Cornouailles. Si pourtant tu connais quelque coutume plus louable, montre-nous-la ; prends ce couteau, beau fr?re ; nous l’apprendrons volontiers. »

Tristan se mit ? genoux et d?pouilla le cerf avant de le d?faire ; puis il d?pe?a la b?te en laissant, comme il convient, l’os corbin tout franc ; puis il leva les menus droits, le mufle, la langue, les daintiers et la veine du coeur. Et veneurs et valets de limiers, pench?s sur lui, le regardaient, charm?s.

« Ami, dit le ma?tre-veneur, ces coutumes sont belles ; en quelle terre les as-tu apprises ? Dis-nous ton pays et ton nom. – Beau seigneur, on m’appelle Tristan ; et j’appris ces coutumes en mon pays de Loonnois. – Tristan, dit le veneur, que Dieu r?compense le p?re qui t’?leva si noblement ! Sans doute, il est un baron riche et puissant ? »

Mais Tristan, qui savait bien parler et bien se taire, r?pondit par ruse : « Non, seigneur, mon p?re est un marchand. J’ai quitt? secr?tement sa maison sur une nef qui partait pour trafiquer au loin, car je voulais apprendre comment se comportent les hommes des terres ?trang?res. Mais, si vous m’acceptez parmi vos veneurs, je vous suivrai volontiers, et vous ferai conna?tre, beau seigneur, d’autres d?duits de v?nerie. – Beau Tristan, je m’?tonne qu’il soit une terre o? les fils des marchands savent ce qu’ignorent ailleurs les fils des chevaliers. Mais viens avec nous, puisque tu le d?sires, et sois le bienvenu. Nous te conduirons pr?s du roi Marc, notre seigneur. » Tristan achevait de d?faire le cerf. Il donna aux chiens le coeur, le massacre et les entrailles, et enseigna aux chasseurs comment se doivent faire la cur?e et le forhu[6]. Puis il planta sur des fourches les morceaux bien divis?s et les confia aux diff?rents veneurs : ? l’un la t?te, ? l’autre le cimier et les grands filets ; ? ceux-ci les ?paules, ? ceux-l? les cuissots, ? cet autre le gros des nombles. Il leur apprit comment ils devaient se ranger deux par deux pour chevaucher en belle ordonnance[7], selon la noblesse des pi?ces de venaison dress?es sur les fourches.

Alors ils se mirent ? la voie en devisant, tant qu’ils d?couvrirent enfin un riche ch?teau. Des prairies l’environnaient, des vergers, des eaux vives, des p?cheries et des terres de labour. Des nefs nombreuses entraient au port. Le ch?teau se dressait sur la mer, fort et beau, bien muni contre tout assaut et tous engins de guerre ; et sa ma?tresse tour, jadis ?lev?e par les g?ants, ?tait b?tie de blocs de pierre, grands et bien taill?s, dispos?s comme un ?chiquier de sinople et d’azur.

Tristan demanda le nom de ce ch?teau. « Beau valet, on le nomme Tintagel. – Tintagel, s’?cria Tristan, b?ni sois-tu de Dieu, et b?nis soient tes h?tes ! » Seigneurs, c’est l? que jadis, ? grand’joie, son p?re Rivalen avait ?pous? Blanchefleur. Mais, h?las ! Tristan l’ignorait.

Quand ils parvinrent au pied du donjon, les fanfares des veneurs attir?rent aux portes les barons et le roi Marc lui-m?me.

Apr?s que le ma?tre-veneur lui eut cont? l’aventure, Marc admira le bel arroi de cette chevauch?e, le cerf bien d?pec?, et le grand sens des coutumes de v?nerie. Mais surtout il admirait le bel enfant ?tranger, et ses yeux ne pouvaient se d?tacher de lui. D’o? lui venait cette premi?re tendresse ? Le roi interrogeait son coeur et ne pouvait le comprendre. Seigneurs, c’?tait son sang qui s’?mouvait et parlait en lui, et l’amour qu’il avait port? ? sa soeur Blanchefleur.

Le soir, quand les tables furent lev?es, un jongleur gallois, ma?tre en son art, s’avan?a parmi les barons assembl?s, et chanta des lais de harpe[8]. Tristan ?tait assis aux pieds du roi, et, comme le harpeur pr?ludait ? une nouvelle m?lodie, Tristan lui parla ainsi : « Ma?tre, ce lai est beau entre tous : jadis les anciens Bretons l’ont fait pour c?l?brer les amours de Graelent. L’air en est doux, et douces les paroles. Ma?tre, ta voix est habile, harpe-le bien! » Le Gallois chanta, puis r?pondit : « Enfant, que sais-tu donc de l’art des instruments ? Si les marchands de la terre de Loonnois enseignent aussi ? leurs fils le jeu des harpes, des rotes et des vielles, l?ve-toi, prends cette harpe, et montre ton adresse. » Tristan prit la harpe et chanta si bellement que les barons s’attendrissaient ? l’entendre. Et Marc admirait le harpeur venu de ce pays de Loonnois o? jadis Rivalen avait emport? Blanchefleur. Quand le lai fut achev?, le roi se tut longuement. « Fils, dit-il enfin, b?ni soit le ma?tre qui t’enseigna, et b?ni sois-tu de Dieu ! Dieu aime les bons chanteurs. Leur voix et la voix de la harpe p?n?trent le coeur des hommes, r?veillent leurs souvenirs chers et leur font oublier maint deuil et maint m?fait. Tu es venu pour notre joie en cette demeure. Reste longtemps pr?s de moi, ami ! —Volontiers, je vous servirai, sire, r?pondit Tristan, comme votre harpeur, votre veneur et votre homme lige[9] ».

Il fit ainsi, et, durant trois ann?es, une mutuelle tendresse grandit dans leurs coeurs. Le jour, Tristan suivait Marc aux plaids ou en chasse, et, la nuit, comme il couchait dans la chambre royale parmi les priv?s et les fid?les, si le roi ?tait triste, il harpait pour apaiser son d?confort. Les barons le ch?rissaient, et, sur tous les autres, comme l’histoire vous l’apprendra, le s?n?chal Dinas de Lidan. Mais plus tendrement que les barons et que Dinas de Lidan, le roi l’aimait. Malgr? leur tendresse, Tristan ne se consolait pas d’avoir perdu Rohalt son p?re, et son ma?tre Gorvenal, et la terre de Loonnois.

Seigneurs, il sied[10] au conteur qui veut plaire d’?viter les trop longs r?cits. La mati?re de ce conte est si belle et si diverse : que servirait de l’allonger ? Je dirai donc bri?vement comment, apr?s avoir longtemps err? par les mers et les pays, Rohalt le Foi-Tenant aborda en Cornouailles, retrouva Tristan, et, montrant au roi l’escarboucle jadis donn?e par lui ? Blanchefleur comme un cher pr?sent nuptial, lui dit : « Roi Marc, celui-ci est Tristan de Loonnois, votre neveu, fils de votre soeur Blanchefleur et du roi Rivalen. Le duc Morgan tient sa terre ? grand tort[11] ; il est temps qu’elle fasse retour au droit h?ritier. »

Et je dirai bri?vement comment Tristan, ayant re?u de son oncle les armes de chevalier, franchit la mer sur les nefs de Cornouailles, se fit reconna?tre des anciens vassaux de son p?re, d?fia le meurtrier de Rivalen, l’occit et recouvra sa terre. Puis il songea que le roi Marc ne pouvait plus vivre heureusement sans lui, et comme la noblesse de son coeur lui r?v?lait toujours le parti le plus sage, il manda ses comtes et ses barons, et leur parla ainsi : « Seigneurs de Loonnois, j’ai reconquis ce pays et j’ai veng? le roi Rivalen par l’aide de Dieu et par votre aide. Ainsi j’ai rendu ? mon p?re son droit. Mais deux hommes, Rohalt et le roi Marc de Cornouailles, ont soutenu l’orphelin et l’enfant errant, et je dois aussi les appeler p?res ; ? ceux-l?, pareillement, ne dois-je pas rendre leur droit ? Or, un haut homme a deux choses ? lui : sa terre et son corps. Donc, ? Rohalt que voici, j’abandonnerai ma terre : p?re, vous la tiendrez, et votre fils la tiendra apr?s vous. Au roi Marc, j’abandonnerai mon corps ; je quitterai ce pays, bien qu’il me soit cher, et j’irai servir mon seigneur Marc en Cornouailles. Telle est ma pens?e ; mais vous ?tes mes f?aux, seigneurs de Loonnois, et me devez le conseil : si donc l’un de vous veut m’enseigner une autre r?solution, qu’il se l?ve, et qu’il parle ! »

Mais tous les barons le lou?rent avec des larmes, et Tristan, emmenant avec lui le seul Gorvenal, appareilla pour la terre du roi Marc.

II
Le Morholt d’Irlande

Quand Tristan y rentra, Marc et toute sa baronnie menaient grand deuil. Car le roi d’Irlande avait ?quip? une flotte pour ravager la Cornouailles, si Marc refusait encore, ainsi qu’il faisait depuis quinze ann?es, d’acquitter un tribut jadis pay? par ses anc?tres. Or, sachez que, selon d’anciens trait?s d’accord, les Irlandais pouvaient lever sur la Cornouailles, la premi?re ann?e trois cents livres de cuivre, la deuxi?me ann?e trois cents livres d’argent fin, et la troisi?me trois cents livres d’or.

Mais, quand revenait la quatri?me ann?e, ils emportaient trois cents jeunes gar?ons et trois cents jeunes filles, de l’?ge de quinze ans, tir?s au sort entre les familles de Cornouailles. Or, cette ann?e, le roi avait envoy? vers Tintagel, pour porter son message, un chevalier g?ant, le Morholt, dont il avait ?pous? la soeur, et que nul n’avait jamais pu vaincre en bataille. Mais le roi Marc, par lettres scell?es, avait convoqu? ? sa cour tous les barons de sa terre, pour prendre leur conseil. Au terme marqu?, quand les barons furent assembl?s dans la salle vo?t?e du palais et que Marc se fut assis sous le dais[12], le Morholt parla ainsi : « Roi Marc, entends pour la derni?re fois le mandement du roi d’Irlande, mon seigneur. Il te semont de payer enfin le tribut que tu lui dois. Pour ce que tu l’as trop longtemps refus?, il te requiert de me livrer en ce jour trois cents jeunes gar?ons et trois cents jeunes filles, de l’?ge de quinze ans, tir?s au sort entre les familles de Cornouailles. Ma nef, ancr?e au port de Tintagel, les emportera pour qu’ils deviennent nos serfs. Pourtant,—et je n’excepte que toi seul, roi Marc, ainsi qu’il convient,—si quelqu’un de tes barons veut prouver par bataille que le roi d’Irlande l?ve ce tribut contre le droit, j’accepterai son gage. Lequel d’entre vous, seigneurs cornouaillais, veut combattre pour la franchise de ce pays ? »

Les barons se regardaient entre eux ? la d?rob?e, puis baissaient la t?te. Celui-ci se disait : « Vois, malheureux, la stature du Morholt d’Irlande : il est plus fort que quatre hommes robustes. Regarde son ?p?e : ne sais-tu point que par sortil?ge elle a fait voler la t?te des plus hardis champions, depuis tant d’ann?es que le roi d’Irlande envoie ce g?ant porter ses d?fis par les terres vassales ? Ch?tif, veux-tu chercher la mort ? A quoi bon tenter Dieu ? » Cet autre songeait : « Vous ai-je ?lev?s, chers fils, pour les besognes des serfs, et vous, ch?res filles, pour celles des filles de joie ? Mais ma mort ne vous sauverait pas ». Et tous se taisaient.

Le Morholt dit encore : « Lequel d’entre vous, seigneurs cornouaillais, veut prendre mon gage ? Je lui offre une belle bataille : car, ? trois jours d’ici, nous gagnerons sur des barques l’?le Saint-Samson, au large de Tintagel. L?, votre chevalier et moi, nous combattrons seul ? seul, et la louange d’avoir tent? la bataille rejaillira sur toute sa parent?. »

Ils se taisaient toujours, et le Morholt ressemblait au gerfaut[13] que l’on enferme dans une cage avec de petits oiseaux : quand il y entre, tous deviennent muets.

Le Morholt parla pour la troisi?me fois : « Eh bien, beaux seigneurs cornouaillais, puisque ce parti vous semble le plus noble, tirez vos enfants au sort et je les emporterai ! Mais je ne croyais pas que ce pays ne f?t habit? que par des serfs ».

Alors Tristan s’agenouilla aux pieds du roi Marc, et dit : « Seigneur roi, s’il vous pla?t de m’accorder ce don, je ferai la bataille ».

En vain le roi Marc voulut l’en d?tourner. Il ?tait si jeune chevalier : de quoi lui servirait sa hardiesse ? Mais Tristan donna son gage au Morholt, et le Morholt le re?ut. Au jour dit, Tristan se pla?a sur une courte-pointe de cendal vermeil, et se fit armer pour la haute aventure. Il rev?tit le haubert et le heaume d’acier bruni. Les barons pleuraient de piti? sur le preux et de honte sur eux-m?mes. « Ah ! Tristan, se disaient-ils, hardi baron, belle jeunesse, que n’ai-je, plut?t que toi, entrepris cette bataille ? Ma mort jetterait un moindre deuil sur cette terre!… » Les cloches sonnent, et tous, ceux de la baronnie et ceux de la gent menue, vieillards, enfants et femmes, pleurant et priant, escortent Tristan jusqu’au rivage. Ils esp?raient encore, car l’esp?rance au coeur des hommes vit de ch?tive p?ture.

Tristan monta seul dans une barque et cingla vers l’?le Saint-Samson. Mais le Morholt avait tendu ? son m?t une voile de riche pourpre, et le premier il aborda dans l’?le. Il attachait sa barque au rivage, quand Tristan, touchant terre ? son tour, repoussa du pied la sienne vers la mer. « Vassal, que fais-tu ? dit le Morholt, et pourquoi n’as-tu pas retenu comme moi ta barque par une amarre ? – Vassal, ? quoi bon ? r?pondit Tristan. L’un de nous deux reviendra seul vivant d’ici : une seule barque ne lui suffit-elle pas ? » Et tous deux, s’excitant au combat par des paroles outrageuses, s’enfonc?rent dans l’?le. Nul ne vit l’?pre bataille, mais par trois fois, il sembla que la brise de mer portait au rivage un cri furieux. Alors, en signe de deuil, les femmes battaient leurs paumes en choeur, et les compagnons du Morholt, mass?s ? l’?cart devant leurs tentes, riaient. Enfin vers l’heure de none, on vit au loin se tendre la voile de pourpre ; la barque de l’Irlandais se d?tacha de l’?le, et une clameur de d?tresse retentit : « Le Morholt ! Le Morholt ! ». Mais, comme la barque grandissait, soudain, au sommet d’une vague, elle montra un chevalier qui se dressait ? la proue ; chacun de ses poings tendait une ?p?e brandie : c’?tait Tristan. Aussit?t vingt barques vol?rent ? sa rencontre, et les jeunes hommes se jetaient ? la nage. Le preux s’?lan?a sur la gr?ve, et, tandis que les m?res ? genoux baisaient ses chausses de fer, il cria aux compagnons du Morholt : « Seigneurs d’Irlande, le Morholt a bien combattu. Voyez : mon ?p?e est ?br?ch?e, un fragment de la lame est rest? enfonc? dans son cr?ne. Emportez ce morceau d’acier, seigneurs : c’est le tribut de la Cornouailles! »

Alors il monta vers Tintagel. Sur son passage, les enfants d?livr?s agitaient ? grands cris des branches vertes, et de riches courtines se tendaient aux fen?tres. Mais quand, parmi les chants d’all?gresse, aux bruits des cloches, des trompes et des buccins, si retentissants qu’on n’e?t pas ou? Dieu tonner, Tristan parvint au ch?teau, il s’affaissa entre les bras du roi Marc ; et le sang ruisselait[14] de ses blessures.

? grand d?confort[15], les compagnons du Morholt abord?rent en Irlande. Nagu?re, quand il rentrait au port de Weisefort, le Morholt se r?jouissait ? revoir ses hommes assembl?s qui l’acclamaient en foule, et la reine sa soeur, et sa ni?ce, Iseut la Blonde, aux cheveux d’or, dont la beaut? brillait d?j? comme l’aube qui se l?ve. Tendrement, elles lui faisaient accueil, et, s’il avait re?u quelque blessure, elles le gu?rissaient ; car elles savaient les baumes et les breuvages qui raniment les bless?s d?j? pareils ? des morts. Mais de quoi leur serviraient maintenant les recettes magiques, les herbes cueillies ? l’heure propice, les philtres ? Il gisait mort, cousu dans un cuir de cerf, et le fragment de l’?p?e ennemie ?tait encore enfonc? dans son cr?ne. Iseut la Blonde l’en retira pour l’enfermer dans un coffre d’ivoire, pr?cieux comme un reliquaire. Et courb?es sur le grand cadavre, la m?re et la fille, redisant sans fin l’?loge du mort et sans r?pit lan?ant la m?me impr?cation contre le meurtrier, menaient ? tour de r?le[16] parmi les femmes le regret fun?bre. De ce jour, Iseut la Blonde apprit ? ha?r le nom de Tristan de Loonnois.

Mais, ? Tintagel, Tristan languissait : un sang venimeux d?coulait de ses blessures. Les m?decins connurent que le Morholt avait enfonc? dans sa chair un ?pieu empoisonn?, et, comme leurs boissons et leur th?riaque ne pouvaient le sauver, ils le remirent ? la garde de Dieu. Une puanteur si odieuse s’exhalait de ses plaies que tous ses plus chers amis le fuyaient, tous, sauf le roi Marc, Gorvenal et Dinas de Lidan. Seuls, ils pouvaient demeurer ? son chevet, et leur amour surmontait leur horreur. Enfin, Tristan se fit porter dans une cabane construite ? l’?cart sur le rivage ; et, couch? devant les flots, il attendait la mort. Il songeait : « Vous m’avez donc abandonn?, roi Marc, moi qui ai sauv? l’honneur de votre terre ? Non, je le sais, bel oncle, que vous donneriez votre vie pour la mienne ; mais que pourrait votre tendresse ? il me faut mourir. Il est doux, pourtant, de voir le soleil, et mon coeur est hardi encore. Je veux tenter la mer aventureuse… Je veux qu’elle m’emporte au loin, seul. Vers quelle terre ? je ne sais, mais l? peut-?tre o? je trouverai qui me gu?risse. Et peut-?tre un jour vous servirai-je encore, bel oncle, comme votre harpeur, et votre veneur, et votre bon vassal . »

Il supplia tant, que le roi Marc consentit ? son d?sir. Il le porta sur une barque sans rames ni voile, et Tristan voulut qu’on d?pos?t seulement sa harpe pr?s de lui. ? quoi bon les voiles que ses bras n’auraient pu dresser ? ? quoi bon les rames ? ? quoi bon l’?p?e ? Comme un marinier, au cours d’une longue travers?e, lance par-dessus bord le cadavre d’un ancien compagnon, ainsi, de ses bras tremblants, Gorvenal poussa au large la barque o? gisait son cher fils, et la mer l’emporta.

Sept jours et sept nuits, elle l’entra?na doucement. Parfois, Tristan harpait pour charmer sa d?tresse. Enfin, la mer, ? son insu[17], l’approcha d’un rivage. Or, cette nuit-l?, des p?cheurs avaient quitt? le port pour jeter leurs filets au large, et ramaient, quand ils entendirent une m?lodie douce, hardie et vive, qui courait au ras des flots. Immobiles, leurs avirons suspendus sur les vagues, ils ?coutaient ; dans la premi?re blancheur de l’aube, ils aper?urent la barque errante. « Ainsi, se disaient-ils, une musique surnaturelle enveloppait la nef de saint Brendan, quand elle voguait vers les ?les Fortun?es sur la mer aussi blanche que le lait. » Ils ram?rent pour atteindre la barque : elle allait ? la d?rive, et rien n’y semblait vivre, que la voix de la harpe ; mais, ? mesure qu’ils approchaient, la m?lodie s’affaiblit, elle se tut, et, quand ils accost?rent, les mains de Tristan ?taient retomb?es inertes sur les cordes fr?missantes encore. Ils le recueillirent et retourn?rent vers le port pour remettre le bless? ? leur dame compatissante, qui saurait peut-?tre le gu?rir. H?las ! ce port ?tait Weisefort, o? gisait le Morholt, et leur dame ?tait Iseut la Blonde. Elle seule, habile aux philtres, pouvait sauver Tristan ; mais, seule parmi les femmes, elle voulait sa mort. Quand Tristan, ranim? par son art, se reconnut, il comprit que les flots l’avaient jet? sur une terre de p?ril. Mais, hardi encore ? d?fendre sa vie, il sut trouver rapidement de belles paroles rus?es. Il conta qu’il ?tait un jongleur, qui avait pris passage sur une nef marchande : il naviguait vers l’Espagne pour y apprendre l’art de lire dans les ?toiles ; des pirates avaient assailli la nef : bless?, il s’?tait enfui sur cette barque. On le crut : nul des compagnons du Morholt ne reconnut le beau chevalier de l’?le Saint-Samson, si laidement le venin avait d?form? ses traits. Mais quand, apr?s quarante jours, Iseut aux cheveux d’or l’eut presque gu?ri, comme d?j?, en ses membres assouplis, commen?ait ? rena?tre la gr?ce de la jeunesse, il comprit qu’il fallait fuir ; il s’?chappa, et, apr?s maints dangers courus, un jour il reparut devant le roi Marc.

III
La qu?te de la belle aux cheveux d’or

Il y avait ? la cour du roi Marc quatre barons, les plus f?lons des hommes, qui ha?ssaient Tristan de male haine pour sa prouesse et pour le tendre amour que le roi lui portait. Et je sais bien vous redire leurs noms : Andret, Guenelon, Gondo?ne et Denoalen ; or le duc Andret ?tait, comme Tristan, un neveu du roi Marc. Connaissant que le roi m?ditait de vieillir sans enfants pour laisser sa terre ? Tristan, leur envie s’irrita, et, par des mensonges, ils animaient contre Tristan les hauts hommes de Cornouailles : « Que de merveilles en sa vie ! disaient les f?lons ; mais vous ?tes des hommes de grand sens, seigneurs, et qui savez sans doute en rendre raison. Qu’il ait triomph? du Morholt, voil? d?j? un beau prodige ; mais par quels enchantements a-t-il pu, presque mort, voguer seul sur la mer ? Lequel de nous, seigneurs, dirigerait une nef sans rames ni voile ? Les magiciens le peuvent, dit-on. Puis, en quel pays de sortil?ge a-t-il pu trouver rem?de ? ses plaies ? Certes, il est un enchanteur. Oui, sa barque ?tait f?e et pareillement son ?p?e, et sa harpe est enchant?e, qui chaque jour verse des poisons au coeur du roi Marc ! Comme il a su dompter ce coeur par puissance et charme de sorcellerie ! Il sera roi, seigneurs, et vous tiendrez vos terres d’un magicien ! ».

Ils persuad?rent la plupart des barons : car beaucoup d’hommes ne savent pas que ce qui est du pouvoir des magiciens, le coeur peut aussi l’accomplir par la force de l’amour et de la hardiesse. C’est pourquoi les barons press?rent le roi Marc de prendre ? femme une fille de roi, qui lui donnerait des hoirs[18] ; s’il refusait, ils se retireraient dans leurs forts ch?teaux pour le guerroyer. Le roi r?sistait et jurait en son coeur qu’aussi longtemps que vivrait son cher neveu, nulle fille de roi n’entrerait en sa couche[19]. Mais, ? son tour, Tristan, qui supportait ? grand’honte le soup?on d’aimer son oncle ? bon profit[20], le mena?a : que le roi se rend?t ? la volont? de sa baronnie ; sinon, il abandonnerait la cour, il s’en irait servir le riche roi de Gavoie.

Alors Marc fixa un terme ? ses barons ; ? quarante jours de l?, il dirait sa pens?e. Au jour marqu?, seul dans sa chambre, il attendait leur venue et songeait tristement : « O? donc trouver fille de roi si lointaine et inaccessible que je puisse feindre, mais feindre seulement, de la vouloir pour femme ? » A cet instant, par la fen?tre ouverte sur la mer, deux hirondelles qui b?tissaient leur nid entr?rent en se querellant, puis, brusquement effarouch?es, disparurent. Mais de leurs becs s’?tait ?chapp? un long cheveu de femme, plus fin que fil de soie, qui brillait comme un rayon de soleil. Marc, l’ayant pris, fit entrer les barons et Tristan, et leur dit : « Pour vous complaire, seigneurs, je prendrai femme, si toutefois vous voulez qu?rir celle que j’ai choisie. – Certes, nous le voulons, beau seigneur ; qui donc est celle que vous avez choisie ? – J’ai choisi celle ? qui fut ce cheveu d’or, et sachez que je n’en veux point d’autre. – Et de quelle part, beau seigneur, vous vient ce cheveu d’or ? qui vous l’a port? ? et de quel pays ? – Il me vient, seigneurs, de la Belle aux cheveux d’or ; deux hirondelles me l’ont port? ; elles savent de quel pays. »

Les barons comprirent qu’ils ?taient raill?s et d??us. Ils regardaient Tristan avec d?pit[21] ; car ils le soup?onnaient d’avoir conseill? cette ruse. Mais Tristan, ayant consid?r? le cheveu d’or, se souvint d’Iseut la Blonde. Il sourit et parla ainsi : « Roi Marc, vous agissez ? grand tort ; et ne voyez-vous pas que les soup?ons de ces seigneurs me honnissent ? Mais vainement vous avez pr?par? cette d?rision : j’irai qu?rir la Belle aux cheveux d’or. Sachez que la qu?te est p?rilleuse et qu’il me sera plus malais? de retourner de son pays que de l’?le o? j’ai tu? le Morholt ; mais de nouveau je veux mettre pour vous, bel oncle, mon corps et ma vie ? l’aventure. Afin que vos barons connaissent si je vous aime d’amour loyal, j’engage ma foi par ce serment : ou je mourrai dans l’entreprise, ou je ram?nerai en ce ch?teau de Tintagel la Reine aux blonds cheveux. »

Il ?quipa une belle nef, qu’il garnit de froment, de vin, de miel, et de toutes bonnes denr?es. Il y fit monter, outre Gorvenal, cent jeunes chevaliers de haut parage, choisis parmi les plus hardis, et les affubla de cottes de bure et de chapes de camelin grossier, en sorte qu’ils ressemblaient ? des marchands ; mais sous le pont de la nef, ils cachaient les riches habits de drap d’or, de cendal et d’?carlate, qui conviennent aux messagers d’un roi puissant.

Quand la nef eut pris le large, le pilote demanda : « Beau seigneur, vers quelle terre naviguer ? – Ami, cingle vers l’Irlande, droit au port de Weisefort. » Le pilote fr?mit. Tristan ne savait-il pas que, depuis le meurtre du Morholt, le roi d’Irlande pourchassait les nefs cornouaillaises ? Les mariniers saisis, il les pendait ? des fourches. Le pilote ob?it pourtant et gagna la terre p?rilleuse. D’abord Tristan sut persuader aux hommes de Weisefort que ses compagnons ?taient des marchands d’Angleterre venus pour trafiquer en paix. Mais, comme ces marchands d’?trange sorte consumaient le jour aux nobles jeux des tables et des ?checs et paraissaient mieux s’entendre ? manier les d?s qu’? mesurer le froment, Tristan redoutait d’?tre d?couvert, et ne savait comment entreprendre sa qu?te.

Or, un matin, au point du jour, il ou?t une voix si ?pouvantable qu’on e?t dit le cri d’un d?mon. Jamais il n’avait entendu b?te glapir en telle guise, si horrible et si merveilleuse. Il appela une femme qui passait sur le port : « Dites-moi, fait-il, dame, d’o? vient cette voix que j’ai ou?e ? ne me le cachez pas. – Certes, sire, je vous le dirai sans mensonge. Elle vient d’une b?te fi?re et la plus hideuse qui soit au monde. Chaque jour, elle descend de sa caverne et s’arr?te ? l’une des portes de la ville. Nul n’en peut sortir, nul n’y peut entrer, qu’on n’ait livr? au dragon une jeune fille ; et, d?s qu’il la tient entre ses griffes, il la d?vore en moins de temps[22] qu’il n’en faut pour dire une paten?tre[23]. – Dame, dit Tristan, ne vous raillez pas de moi, mais dites-moi s’il serait possible ? un homme n? de m?re de l’occire en bataille. – Certes, beau doux sire, je ne sais ; ce qui est assur?, c’est que vingt chevaliers ?prouv?s ont d?j? tent? l’aventure ; car le roi d’Irlande a proclam? par voix de h?raut qu’il donnerait sa fille Iseut la Blonde ? qui tuerait le monstre ; mais le monstre les a tous d?vor?s. »

Tristan quitte la femme et retourne vers sa nef. Il s’arme en secret, et il e?t fait beau voir sortir de la nef de ces marchands si riche destrier de guerre et si fier chevalier. Mais le port ?tait d?sert, car l’aube venait ? peine de poindre, et nul ne vit le preux chevaucher jusqu’? la porte que la femme lui avait montr?e. Soudain, sur la route, cinq hommes d?val?rent, qui ?peronnaient leurs chevaux, les freins abandonn?s, et fuyaient vers la ville. Tristan saisit au passage l’un d’entre eux par ses rouges cheveux tress?s, si fortement qu’il le renversa sur la croupe de son cheval et le maintint arr?t? : « Dieu vous sauve, beau sire ! dit Tristan ; par quelle route vient le dragon ? » Et quand le fuyard lui eut montr? la route, Tristan le rel?cha.

Le monstre approchait. Il avait la t?te d’une guivre, les yeux rouges et tels que des charbons embras?s, deux cornes au front, les oreilles longues et velues, des griffes de lion, une queue de serpent, le corps ?cailleux d’un griffon. Tristan lan?a contre lui son destrier d’une telle force que, tout h?riss? de peur, il bondit pourtant contre le monstre. La lance de Tristan heurta les ?cailles et vola en ?clats. Aussit?t le preux tire son ?p?e, la l?ve et l’ass?ne sur la t?te du dragon, mais sans m?me entamer le cuir. Le monstre a senti l’atteinte pourtant ; il lance ses griffes contre l’?cu, les y enfonce et en fait voler les attaches. La poitrine d?couverte, Tristan le requiert encore de l’?p?e, et le frappe sur les flancs d’un coup si violent que l’air en retentit. Vainement : il ne peut le blesser. Alors, le dragon vomit par les naseaux un double jet de flammes venimeuses : le haubert de Tristan noircit comme un charbon ?teint, son cheval s’abat et meurt. Mais, aussit?t relev?, Tristan enfonce sa bonne ?p?e dans la gueule du monstre : elle y p?n?tre toute et lui fend le coeur en deux parts. Le dragon pousse une derni?re fois son cri horrible et meurt. Tristan lui coupa la langue et la mit dans sa chausse. Puis, tout ?tourdi par la fum?e ?cre, il marcha, pour y boire, vers une eau stagnante qu’il voyait briller ? quelque distance. Mais le venin distill? par la langue du dragon s’?chauffa contre son corps, et dans les hautes herbes qui bordaient le mar?cage, le h?ros tomba inanim?.

Or, sachez que le fuyard aux rouges cheveux tress?s ?tait Aguynguerran le Roux, le s?n?chal du roi d’Irlande, et qu’il convoitait Iseut la Blonde. Il ?tait couard, mais telle est la puissance de l’amour que chaque matin il s’embusquait, arm?, pour assaillir le monstre ; pourtant, du plus loin qu’il entendait son cri, le preux fuyait. Ce jour-l?, suivi de ses quatre compagnons, il osa rebrousser chemin. Il trouva le dragon abattu, le cheval mort, l’?cu bris?, et pensa que le vainqueur achevait de mourir en quelque lieu. Alors il trancha la t?te du monstre, la porta au roi et r?clama le beau salaire promis.

Le roi ne crut gu?re ? sa prouesse ; mais, voulant lui faire droit, il fit semondre ses vassaux de venir ? sa cour, ? trois jours de l? : devant le barnage assembl?[24], le s?n?chal Aguynguerran fournirait la preuve de sa victoire.

Quand Iseut la Blonde apprit qu’elle serait livr?e ? ce couard, elle fit d’abord une longue ris?e, puis se lamenta. Mais, le lendemain, soup?onnant l’imposture, elle prit avec elle son valet, le blond, le fid?le Perinis, et Brangien, sa jeune servante et sa compagne, et tous trois chevauch?rent en secret vers le repaire du monstre, tant qu’Iseut remarqua sur la route des empreintes de forme singuli?re ; sans doute, le cheval qui avait pass? l? n’avait pas ?t? ferr? en ce pays. Puis elle trouva le monstre sans t?te et le cheval mort ; il n’?tait pas harnach? selon la coutume d’Irlande. Certes, un ?tranger avait tu? le dragon ; mais vivait-il encore ?

Iseut, Perinis et Brangien le cherch?rent longtemps ; enfin, parmi les herbes du mar?cage, Brangien vit briller le heaume du preux. Il respirait encore. Perinis le prit sur son cheval et le porta secr?tement dans les chambres des femmes. L?, Iseut conta l’aventure ? sa m?re, et lui confia l’?tranger. Comme la reine lui ?tait son armure, la langue envenim?e du dragon tomba de sa chausse. Alors la reine d’Irlande r?veilla le bless? par la vertu d’une herbe et lui dit : « Etranger, je sais que tu es vraiment le tueur du monstre. Mais notre s?n?chal, un f?lon, un couard, lui a tranch? la t?te et r?clame ma fille Iseut la Blonde pour sa r?compense. Sauras-tu, ? deux jours d’ici, lui prouver son tort par bataille ? – Reine, dit Tristan, le terme est proche. Mais, sans doute, vous pouvez me gu?rir en deux journ?es. J’ai conquis Iseut sur le dragon ; peut-?tre je la conquerrai sur le s?n?chal. » Alors, la reine l’h?bergea richement, et brassa pour lui des rem?des efficaces. Au jour suivant, Iseut la Blonde lui pr?para un bain et doucement oignit son corps d’un baume[25] que sa m?re avait compos?. Elle arr?ta ses regards sur le visage du bless?, vit qu’il ?tait beau, et se prit ? penser : « Certes, si sa prouesse vaut sa beaut?, mon champion fournira rude bataille! »

Mais Tristan, ranim? par la chaleur de l’eau et la force des aromates, la regardait, et songeant qu’il avait conquis la Reine aux cheveux d’or, se mit ? sourire. Iseut le remarqua et se dit : « Pourquoi cet ?tranger a-t-il souri ? Ai-je rien fait qui ne convienne pas ? Ai-je n?glig? l’un des services qu’une jeune fille doit rendre ? son h?te ? Oui, peut-?tre a-t-il ri parce que j’ai oubli? de parer ses armes ternies par le venin. »

Elle vint donc l? o? l’armure de Tristan ?tait d?pos?e : « Ce heaume est de bon acier, pensa-t-elle, et ne lui faillira pas au besoin. Et ce haubert est fort, l?ger, bien digne d’?tre port? par un preux. » Elle prit l’?p?e par la poign?e : « Certes, c’est l? une belle ?p?e, et qui convient ? un hardi baron. » Elle tire du riche fourreau, pour l’essuyer, la lame sanglante. Mais elle voit qu’elle est largement ?br?ch?e. Elle remarque la forme de l’entaille : ne serait-ce point la lame qui s’est bris?e dans la t?te du Morholt ? Elle h?site, regarde encore, veut s’assurer de son doute. Elle court ? la chambre o? elle gardait le fragment d’acier retir? nagu?re du cr?ne du Morholt. Elle joint le fragment ? la br?che ; ? peine voyait-on la trace de la brisure. Alors elle se pr?cipita vers Tristan, et, faisant tournoyer sur la t?te du bless? la grande ?p?e, elle cria : « Tu es Tristan de Loonnois, le meurtrier du Morholt, mon cher oncle. Meurs donc ? ton tour ! »

Tristan fit effort pour arr?ter son bras ; vainement ; son corps ?tait perclus, mais son esprit restait agile. Il parla donc avec adresse : « Soit, je mourrai ; mais pour t’?pargner les longs repentirs, ?coute. Fille de roi, sache que tu n’as pas seulement le pouvoir, mais le droit de me tuer. Oui, tu as droit sur ma vie, puisque deux fois tu me l’as conserv?e et rendue. Une premi?re fois, nagu?re, j’?tais le jongleur bless? que tu as sauv? quand tu as chass? de son corps le venin dont l’?pieu du Morholt l’avait empoisonn?. Ne rougis pas, jeune fille, d’avoir gu?ri ces blessures ; ne les avais-je pas re?ues en loyal combat ? ai-je tu? le Morholt en trahison ? ne m’avait-il pas d?fi? ? ne devais-je pas d?fendre mon corps ? Pour la seconde fois, en m’allant chercher au mar?cage, tu m’as sauv?. Ah ! c’est pour toi, jeune fille, que j’ai combattu le dragon… Mais laissons ces choses : je voulais te prouver seulement que, m’ayant par deux fois d?livr? du p?ril de la mort, tu as droit sur ma vie. Tue-moi donc, si tu penses y gagner louange et gloire. Sans doute, quand tu seras couch?e entre les bras du preux s?n?chal, il te sera doux de songer ? ton h?te bless?, qui avait risqu? sa vie pour te conqu?rir et t’avait conquise, et que tu auras tu? sans d?fense dans ce bain. » Iseut s’?cria : « J’entends merveilleuses paroles. Pourquoi le meurtrier du Morholt a-t-il voulu me conqu?rir ? Ah ! sans doute, comme le Morholt avait jadis tent? de ravir sur sa nef les jeunes filles de Cornouailles, ? ton tour, par belles repr?sailles, tu as fait cette vantance d’emporter comme ta serve celle que le Morholt ch?rissait entre les jeunes filles… – Non, fille de roi, dit Tristan. Mais un jour deux hirondelles ont vol? jusqu’? Tintagel pour y porter l’un de tes cheveux d’or. J’ai cru qu’elles venaient m’annoncer paix et amour. C’est pourquoi je suis venu te qu?rir par del? la mer. C’est pourquoi j’ai affront? le monstre et son venin. Vois ce cheveu cousu parmi les fils d’or de mon bliaut ; la couleur des fils d’or a pass? : l’or du cheveu ne s’est pas terni. » Iseut rejeta la grande ?p?e et prit en mains le bliaut de Tristan. Elle y vit le cheveu d’or et se tut longuement ; puis elle baisa son h?te sur les l?vres en signe de paix et le rev?tit de riches habits.

Au jour de l’assembl?e des barons, Tristan envoya secr?tement vers sa nef Perinis, le valet d’Iseut, pour mander ? ses compagnons de se rendre ? la cour, par?s comme il convenait aux messagers d’un riche roi : car il esp?rait atteindre ce jour m?me au terme de l’aventure. Gorvenal et les cent chevaliers se d?solaient depuis quatre jours d’avoir perdu Tristan ; ils se r?jouirent de la nouvelle.

Un ? un, dans la salle o? d?j? s’amassaient sans nombre les barons d’Irlande, ils entr?rent, s’assirent ? la file sur un m?me rang, et les pierreries ruisselaient au long de leurs riches v?tements d’?carlate, de cendal et de pourpre. Les Irlandais disaient entre eux : « Quels sont ces seigneurs magnifiques ? Qui les conna?t ? Voyez ces manteaux somptueux, par?s de zibeline et d’orfroi ! Voyez ? la pomme des ?p?es, au fermail des pelisses, chatoyer les rubis, les b?ryls, les ?meraudes et tant de pierres que nous ne savons nommer ! Qui donc vit jamais splendeur pareille ? D’o? viennent ces seigneurs ? ? qui sont-ils ? » Mais les cent chevaliers se taisaient et ne se mouvaient de leurs si?ges pour nul qui entr?t.

Quand le roi d’Irlande fut assis sous le dais, le s?n?chal Aguynguerran le Roux offrit de prouver par t?moins et de soutenir par bataille qu’il avait tu? le monstre et qu’Iseut devait lui ?tre livr?e.

Alors Iseut s’inclina devant son p?re, et dit : « Roi, un homme est l?, qui pr?tend convaincre votre s?n?chal de mensonge et de f?lonie. ? cet homme pr?t ? prouver qu’il a d?livr? votre terre du fl?au et que votre fille ne doit pas ?tre abandonn?e ? un couard, promettez-vous de pardonner ses torts anciens, si grands soient-ils, et de lui accorder votre paix et votre merci ? ».

Le roi y pensa et ne se h?tait pas de r?pondre. Mais ses barons cri?rent en foule : « Octroyez-le, sire ! octroyez-le ! » Le roi dit : « Et je l’octroie ! »

Mais Iseut s’agenouilla ? ses pieds : « P?re, donnez-moi d’abord le baiser de merci et de paix, en signe que vous le donnerez pareillement ? cet homme ! ». Quand elle eut re?u le baiser, elle alla chercher Tristan et le conduisit par la main dans l’assembl?e. ? sa vue, les cent chevaliers se lev?rent ? la fois, le salu?rent les bras en croix sur la poitrine, se rang?rent ? ses c?t?s et les Irlandais virent qu’il ?tait leur seigneur. Mais plusieurs le reconnurent alors, et un grand cri retentit : « C’est Tristan de Loonnois, c’est le meurtrier du Morholt ! ».

Les ?p?es nues brill?rent et des voix furieuses r?p?taient : « Qu’il meure ! » Mais Iseut s’?cria : « Roi, baise cet homme sur la bouche, ainsi que tu l’as promis ! » Le roi le baisa sur la bouche, et la clameur s’apaisa.

Alors Tristan montra la langue du dragon, et offrit la bataille au s?n?chal qui n’osa l’accepter et reconnut son forfait. Puis Tristan parla ainsi : « Seigneurs, j’ai tu? le Morholt, mais j’ai franchi la mer pour vous offrir belle amendise. Afin de racheter le m?fait[26], j’ai mis mon corps en p?ril de mort et je vous ai d?livr?s du monstre, et voici que j’ai conquis Iseut la Blonde, la belle. L’ayant conquise, je l’emporterai donc sur ma nef. Mais, afin que par les terres d’Irlande et de Cornouailles se r?pande non plus la haine, mais l’amour, sachez que le roi Marc, mon cher seigneur, l’?pousera. Voyez ici cent chevaliers de haut parage pr?ts ? jurer sur les reliques des saints que le roi Marc vous mande paix et amour, que son d?sir est d’honorer Iseut comme sa ch?re femme ?pous?e, et que tous les hommes de Cornouailles la serviront comme leur dame et leur reine. » On apporta les corps saints ? grand’joie, et les cent chevaliers jur?rent qu’il avait dit v?rit?.

Le roi prit Iseut par la main et demanda ? Tristan s’il la conduirait loyalement ? son seigneur. Devant ses cent chevaliers et devant les barons d’Irlande, Tristan le jura. Iseut la Blonde fr?missait de honte et d’angoisse.

Ainsi, Tristan, l’ayant conquise, la d?daignait ; le beau conte du Cheveu d’or n’?tait que mensonge, et c’est ? un autre qu’il la livrait… Mais le roi posa la main droite d’Iseut dans la main droite de Tristan, et Tristan la retint en signe qu’il se saisissait d’elle, au nom du roi de Cornouailles.

Ainsi, pour l’amour du roi Marc, par la ruse et par la force, Tristan accomplit la qu?te de la Reine aux cheveux d’or.

IV
Le philtre

Quand le temps approcha de remettre Iseut aux chevaliers de Cornouailles, sa m?re recueillit des herbes, des fleurs et des racines, les m?la dans du vin, et brassa un breuvage puissant. L’ayant achev? par science et magie, elle le versa dans un coutret et dit secr?tement ? Brangien : « Fille, tu dois suivre Iseut au pays du roi Marc, et tu l’aimes d’amour fid?le. Prends donc ce coutret de vin et retiens mes paroles. Cache-le de telle sorte que nul oeil ne le voie et que nulle l?vre ne s’en approche. Mais quand viendront la nuit nuptiale et l’instant o? l’on quitte les ?poux, tu verseras ce vin herb? dans une coupe et tu la pr?senteras, pour qu’ils la vident ensemble, au roi Marc et ? la reine Iseut. Prends garde, ma fille, que seuls ils puissent go?ter ce breuvage. Car telle est sa vertu : ceux qui en boiront ensemble s’aimeront de tous leurs sens et de toute leur pens?e, ? toujours, dans la vie et dans la mort. »

Brangien promit ? la reine qu’elle ferait selon sa volont?.

La nef, tranchant les vagues profondes, emportait Iseut. Mais, plus elle s’?loignait de la terre d’Irlande, plus tristement la jeune fille se lamentait. Assise sous la tente o? elle s’?tait renferm?e avec Brangien, sa servante, elle pleurait au souvenir de son pays. O? ces ?trangers l’entra?naient-ils ? Vers qui ? Vers quelle destin?e ? Quand Tristan s’approchait d’elle et voulait l’apaiser par de douces paroles, elle s’irritait, le repoussait, et la haine gonflait son coeur. Il ?tait venu, lui le ravisseur, lui le meurtrier du Morholt ; il l’avait arrach?e par ses ruses ? sa m?re et ? son pays ; il n’avait pas daign? la garder pour lui-m?me, et voici qu’il l’emportait, comme sa proie, sur les flots, vers la terre ennemie ! « Ch?tive ! disait-elle, maudite soit la mer qui me porte ! Mieux aimerais-je mourir sur la terre o? je suis n?e que vivre l?-bas !…».

Un jour, les vents tomb?rent, et les voiles pendaient d?gonfl?es le long du m?t. Tristan fit atterrir dans une ?le, et, lass?s de la mer, les cent chevaliers de Cornouailles et les mariniers descendirent au rivage. Seule Iseut ?tait demeur?e sur la nef, et une petite servante. Tristan vint vers la reine et t?chait de calmer son coeur. Comme le soleil br?lait et qu’ils avaient soif, ils demand?rent ? boire. L’enfant chercha quelque breuvage, tant qu’elle d?couvrit le coutret confi? ? Brangien par la m?re d’Iseut. « J’ai trouv? du vin ! » leur cria-t-elle. Non, ce n’?tait pas du vin : c’?tait la passion, c’?tait l’?pre joie et l’angoisse sans fin, et la mort. L’enfant remplit un hanap et le pr?senta ? sa ma?tresse. Elle but ? longs traits, puis le tendit ? Tristan, qui le vida.

? cet instant, Brangien entra et les vit qui se regardaient en silence, comme ?gar?s et comme ravis. Elle vit devant eux le vase presque vide et le hanap. Elle prit le vase, courut ? la poupe, le lan?a dans les vagues et g?mit : « Malheureuse ! maudit soit le jour o? je suis n?e et maudit le jour o? je suis mont?e sur cette nef ! Iseut, amie, et vous, Tristan, c’est votre mort que vous avez bue ! »

De nouveau la nef cinglait vers Tintagel. Il semblait ? Tristan qu’une ronce vivace, aux ?pines aigu?s, aux fleurs odorantes, poussait ses racines dans le sang de son coeur et par de forts liens enla?ait au beau corps d’Iseut son corps et toute sa pens?e, et tout son d?sir. Il songeait : « Andret, Denoalen, Guenelon, et Gondo?ne, f?lons qui m’accusiez de convoiter la terre du roi Marc, ah ! je suis plus vil encore, et ce n’est pas sa terre que je convoite ! Bel oncle, qui m’avez aim? orphelin avant m?me de reconna?tre le sang de votre soeur Blanchefleur, vous qui me pleuriez tendrement, tandis que vos bras me portaient jusqu’? la barque sans rames ni voile, bel oncle, que n’avez-vous, d?s le premier jour, chass? l’enfant errant venu pour vous trahir ? Ah ! qu’ai-je pens? ? Iseut est votre femme, et moi votre vassal. Iseut est votre femme, et moi votre fils. Iseut est votre femme et ne peut pas m’aimer ».

Iseut l’aimait. Elle voulait le ha?r, pourtant : ne l’avait-il pas vilement d?daign?e ? Elle voulait le ha?r, et ne pouvait, irrit?e en son coeur de cette tendresse plus douloureuse que la haine. Brangien les observait avec angoisse, plus cruellement tourment?e encore, car seule elle savait quel mal elle avait caus?. Deux jours elle les ?pia, les vit repousser toute nourriture, tout breuvage et tout r?confort, se chercher comme des aveugles qui marchent ? t?tons l’un vers l’autre, malheureux quand ils languissaient s?par?s, plus malheureux encore, quand, r?unis, ils tremblaient devant l’horreur du premier aveu.

Au troisi?me jour, comme Tristan venait vers la tente, dress?e sur le pont de la nef, o? Iseut ?tait assise, Iseut le vit s’approcher et lui dit humblement : « Entrez, seigneur. – Reine, dit Tristan, pourquoi m’avoir appel? seigneur ? Ne suis-je pas votre homme lige, au contraire, votre vassal, pour vous r?v?rer, vous servir et vous aimer comme ma reine et ma dame ? Iseut r?pondit : « Non, tu le sais, que tu es mon seigneur et mon ma?tre ! Tu le sais que ta force me domine et que je suis ta serve ! Ah ! que n’ai-je aviv? nagu?re les plaies du jongleur bless? ? Que n’ai-je laiss? p?rir le tueur du monstre dans les herbes du mar?cage ? Que n’ai-je ass?n? sur lui, quand il gisait dans le bain, le coup de l’?p?e d?j? brandie ? H?las ! je ne savais pas alors ce que je sais aujourd’hui ! – Iseut, que savez-vous donc aujourd’hui ? Qu’est-ce donc qui vous tourmente ? – Ah ! tout ce que je sais me tourmente, et tout ce que je vois. Ce ciel me tourmente et cette mer, et mon corps et ma vie ! ».

Elle posa son bras sur l’?paule de Tristan ; des larmes ?teignirent le rayon de ses yeux[27], ses l?vres trembl?rent. Il r?p?ta : « Amie, qu’est-ce donc qui vous tourmente ? » Elle r?pondit : « L’amour de vous ». Alors il posa ses l?vres sur les siennes.

Mais, comme pour la premi?re fois tous deux go?taient une joie d’amour, Brangien, qui les ?piait, poussa un cri, et les bras tendus, la face tremp?e de larmes, se jeta ? leurs pieds : « Malheureux ! arr?tez-vous, et retournez, si vous le pouvez encore ! Mais non, la voie est sans retour, d?j? la force de l’amour vous entra?ne et jamais plus vous n’aurez de joie sans douleur. C’est le vin herb? qui vous poss?de, le breuvage d’amour que votre m?re, Iseut, m’avait confi?. Seul, le roi Marc devait le boire avec vous ; mais l’Ennemi[28] s’est jou? de nous trois, et c’est vous qui avez vid? le hanap. Ami Tristan, Iseut amie, en ch?timent[29] de la male garde que j’ai faite, je vous abandonne mon corps, ma vie ; car, par mon crime, dans la coupe maudite, vous avez bu l’amour et la mort ! ».

Les amants s’?treignirent ; dans leurs beaux corps fr?missaient le d?sir et la vie. Tristan dit : « Vienne donc la mort ! » Et, quand le soir tomba, sur la nef qui bondissait plus rapide vers la terre du roi Marc, li?s ? jamais, ils s’abandonn?rent ? l’amour.

V
Brangien livr?e aux serfs

Le roi Marc accueillit Iseut la Blonde au rivage. Tristan la prit par la main et la conduisit devant le roi ; le roi se saisit d’elle en la prenant ? son tour par la main. A grand honneur il la mena vers le ch?teau de Tintagel, et, lorsqu’elle parut dans la salle au milieu des vassaux, sa beaut? jeta une telle clart? que les murs s’illumin?rent comme frapp?s du soleil levant. Alors le roi Marc loua les hirondelles qui, par belle courtoisie, lui avaient port? le cheveu d’or ; il loua Tristan et les cent chevaliers qui, sur la nef aventureuse, ?taient all?s lui qu?rir la joie de ses yeux et de son coeur. H?las ! la nef vous apporte, ? vous aussi, noble roi, l’?pre deuil et les forts tourments.

? dix-huit jours de l?, ayant convoqu? tous ses barons, il prit ? femme Iseut la Blonde. Mais, lorsque vint la nuit, Brangien, afin de cacher le d?shonneur de la reine et pour la sauver de la mort, prit la place d’Iseut dans le lit nuptial. En ch?timent de la male garde qu’elle avait faite sur la mer et pour l’amour de son amie, elle lui sacrifia, la fid?le, la puret? de son corps ; l’obscurit? de la nuit cacha au roi sa ruse et sa honte.

Les conteurs pr?tendent ici que Brangien n’avait pas jet? dans la mer le flacon de vin herb?, non tout ? fait vid? par les amants ; mais qu’au matin, apr?s que sa dame fut entr?e ? son tour dans le lit du roi Marc, Brangien versa dans une coupe ce qui restait du philtre et la pr?senta aux ?poux ; que Marc y but largement et qu’Iseut jeta sa part ? la d?rob?e. Mais sachez, seigneurs, que ces conteurs ont corrompu l’histoire et l’ont fauss?e. S’ils ont imagin? ce mensonge, c’est faute de comprendre le merveilleux amour que Marc porta toujours ? la reine. Certes, comme vous l’entendrez bient?t, jamais, malgr? l’angoisse, le tourment et les terribles repr?sailles, Marc ne put chasser de son coeur Iseut ni Tristan : mais sachez, seigneurs, qu’il n’avait pas bu le vin herb?. Ni poison, ni sortil?ge ; seule, la tendre noblesse de son coeur lui inspira d’aimer.

Iseut est reine et semble vivre en joie. Iseut est reine et vit en tristesse. Iseut a la tendresse du roi Marc, les barons l’honorent, et ceux de la gent menue[30] la ch?rissent. Iseut passe le jour dans ses chambres richement peintes et jonch?es de fleurs. Iseut a les nobles joyaux, les draps de pourpre et les tapis venus de Thessalie, les chants des harpeurs, et les courtines o? sont ouvr?s l?opards, al?rions, papegauts et toutes les b?tes de la mer et des bois. Iseut a ses vives, ses belles amours, et Tristan aupr?s d’elle, ? loisir, et le jour et la nuit ; car, ainsi que veut la coutume chez les hauts seigneurs, il couche dans la chambre royale, parmi les priv?s et les fid?les. Iseut tremble pourtant. Pourquoi trembler ? Ne tient-elle pas ses amours secr?tes ? Qui soup?onnerait Tristan ? Qui donc soup?onnerait un fils ? Qui la voit ? Qui l’?pie ? Quel t?moin ? Oui, un t?moin l’?pie, Brangien ; Brangien la guette ; Brangien seule sait sa vie, Brangien la tient en sa merci. Dieu ! Si, lasse de pr?parer chaque jour comme une servante le lit o? elle a couch? la premi?re, elle les d?non?ait au roi ! Si Tristan mourait par sa f?lonie!… Ainsi la peur affole la reine. Non, ce n’est pas de Brangien la fid?le, c’est de son propre coeur que vient son tourment. ?coutez, seigneurs, la grande tra?trise qu’elle m?dita ; mais Dieu, comme vous l’entendrez, la prit en piti? ; vous aussi, soyez-lui compatissants !

Ce jour-l?, Tristan et le roi chassaient au loin, et Tristan ne connut pas ce crime. Iseut fit venir deux serfs, leur promit la franchise et soixante besants d’or, s’ils juraient de faire sa volont?. Ils firent le serment. « Je vous donnerai donc, dit-elle, une jeune fille ; vous l’emm?nerez dans la for?t, loin ou pr?s, mais en tel lieu que nul ne d?couvre jamais l’aventure ; l?, vous la tuerez et me rapporterez sa langue. Retenez, pour me les r?p?ter, les paroles qu’elle aura dites. Allez ; ? votre retour, vous serez des hommes affranchis et riches ».

Puis elle appela Brangien : « Amie, tu vois comme mon corps languit et souffre ; n’iras-tu pas chercher dans la for?t les plantes qui conviennent ? ce mal ? Deux serfs sont l?, qui te conduiront ; ils savent o? croissent les herbes efficaces. Suis-les donc ; soeur, sache-le bien, si je t’envoie ? la for?t, c’est qu’il y va de mon repos et de ma vie ! » Les serfs l’emmen?rent. Venue au bois, elle voulut s’arr?ter, car les plantes salutaires croissaient autour d’elle en suffisance. Mais ils l’entra?n?rent plus loin : « Viens, jeune fille, ce n’est pas ici le lieu convenable. » L’un des serfs marchait devant elle, son compagnon la suivait. Plus de sentier fray?, mais des ronces, des ?pines et des chardons emm?l?s.

Alors l’homme qui marchait le premier tira son ?p?e et se retourna ; elle se rejeta vers l’autre serf pour lui demander aide ; il tenait aussi l’?p?e nue ? son poing et dit : « Jeune fille, il nous faut te tuer. » Brangien tomba sur l’herbe et ses bras tentaient d’?carter la pointe des ?p?es. Elle demandait merci d’une voix si pitoyable et si tendre qu’ils dirent : « Jeune fille, si la reine Iseut, ta dame et la n?tre, veut que tu meures, sans doute lui as-tu fait quelque grand tort ». Elle r?pondit : « Je ne sais, amis ; je ne me souviens que d’un seul m?fait. Quand nous part?mes d’Irlande, nous emportions chacune, comme la plus ch?re des parures, une chemise blanche comme la neige, une chemise pour notre nuit de noces. Sur la mer, il advint qu’Iseut d?chira sa chemise nuptiale, et pour la nuit de ses noces, je lui ai pr?t? la mienne. Amis, voil? tout le tort que je lui ai fait. Mais puisqu’elle veut que je meure, dites-lui que je lui mande salut et amour, et que je la remercie de tout ce qu’elle m’a fait de bien et d’honneur depuis qu’enfant, ravie par des pirates, j’ai ?t? vendue ? sa m?re et vou?e ? la servir. Que Dieu, dans sa bont?, garde son honneur, son corps, sa vie ! Fr?res, frappez maintenant! ».

Les serfs eurent piti?. Ils tinrent conseil et, jugeant que peut-?tre un tel m?fait ne valait point la mort, ils la li?rent ? un arbre. Puis ils tu?rent un jeune chien : l’un d’eux lui coupa la langue, la serra dans un pan de sa gonelle[31], et tous deux reparurent ainsi devant Iseut. « A-t-elle parl? ? demanda-t-elle, anxieuse. – Oui, reine, elle a parl?. Elle a dit que vous ?tiez irrit?e ? cause d’un seul tort : vous aviez d?chir? sur la mer une chemise blanche comme neige que vous rapportiez d’Irlande, elle vous a pr?t? la sienne au soir de vos noces. C’?tait l?, disait-elle, son seul crime. Elle vous a rendu gr?ce pour tant de bienfaits re?us de vous d?s l’enfance, elle a pri? Dieu de prot?ger votre honneur et votre vie. Elle vous mande salut et amour. Reine, voici sa langue que nous vous apportons. – Meurtriers ! cria Iseut, rendez-moi Brangien, ma ch?re servante ! Ne saviez-vous pas qu’elle ?tait ma seule amie ? Meurtriers, rendez-la moi ! – Reine, on dit justement : « Femme change en peu d’heures ; au m?me temps, femme rit, pleure, aime, hait ». Nous l’avons tu?e, puisque vous l’avez command? ! – Comment l’aurais-je command? ? Pour quel m?fait ? n’?tait-ce pas ma ch?re compagne, la douce, la fid?le, la belle ? Vous le saviez, meurtriers : je l’avais envoy?e chercher des herbes salutaires et je vous l’ai confi?e, pour que vous la prot?giez sur la route. Mais je dirai que vous l’avez tu?e et vous serez br?l?s sur des charbons. – Reine, sachez donc qu’elle vit et que nous vous la ram?nerons saine et sauve ».

Mais elle ne les croyait pas, et comme ?gar?e, tour ? tour maudissait les meurtriers et se maudissait elle-m?me. Elle retint l’un des serfs aupr?s d’elle, tandis que l’autre se h?tait vers l’arbre o? Brangien ?tait attach?e : « Belle, Dieu vous a fait merci, et voil? que votre dame vous rappelle ! ».

Quand elle parut devant Iseut, Brangien s’agenouilla, lui demandant de lui pardonner ses torts ; mais la reine ?tait aussi tomb?e ? genoux devant elle, et toutes deux, embrass?es, se p?m?rent longuement.

VI
Le grand pin

Ce n’est pas Brangien la fid?le, c’est eux-m?mes que les amants doivent redouter. Mais comment leurs coeurs enivr?s seraient-ils vigilants ? L’amour les presse, comme la soif pr?cipite vers la rivi?re le cerf sur ses fins ; ou tel encore, apr?s un long je?ne, l’?pervier soudain l?ch? fond sur la proie. H?las ! amour ne se peut celer. Certes, par la prudence de Brangien, nul ne surprit la reine entre les bras de son ami ; mais, ? toute heure, en tout lieu, chacun ne voit-il pas comment le d?sir les agite, les ?treint, d?borde de tous leurs sens ainsi que le vin nouveau ruisselle de la cuve ?

D?j? les quatre f?lons de la cour, qui ha?ssaient Tristan pour sa prouesse, r?dent autour de la reine. D?j? ils connaissent la v?rit? de ses belles amours. Ils br?lent de convoitise, de haine et de joie. Ils porteront au roi la nouvelle : ils verront la tendresse se muer en fureur ; Tristan, chass? ou livr? ? la mort, et le tourment de la reine. Ils craignaient pourtant la col?re de Tristan ; mais, enfin, leur haine dompta leur terreur ; un jour, les quatre barons appel?rent le roi Marc ? parlement, et Andret lui dit : « Beau roi, sans doute ton coeur s’irritera et tous quatre nous en avons grand deuil ; mais nous devons te r?v?ler ce que nous avons surpris. Tu as plac? ton coeur en Tristan et Tristan veut te honnir. Vainement nous t’avions averti ; pour l’amour d’un seul homme, tu fais fi de ta parent? et de ta baronnie enti?re, et tu nous d?laisses tous. Sache donc que Tristan aime la reine : c’est v?rit? prouv?e, et d?j? l’on en dit mainte parole ».

Le noble roi chancela et r?pondit : « L?che ! quelle f?lonie as-tu pens?e ! Certes, j’ai plac? mon coeur en Tristan. Au jour o? le Morholt vous offrit la bataille, vous baissiez tous la t?te, tremblants et pareils ? des muets ; mais Tristan l’affronta pour l’honneur de cette terre, et par chacune de ses blessures son ?me aurait pu s’envoler. C’est pourquoi vous le ha?ssez, et c’est pourquoi je l’aime, plus que toi, Andret, plus que vous tous, plus que personne. Mais que pr?tendez-vous avoir d?couvert ? qu’avez-vous vu ? qu’avez-vous entendu ? – Rien, en v?rit?, seigneur, rien que tes yeux ne puissent voir, rien que tes oreilles ne puissent entendre. Regarde, ?coute, beau sire ; peut-?tre il en est temps encore. » Et, s’?tant retir?s, ils le laiss?rent ? loisir savourer le poison.

Le roi Marc ne put secouer le mal?fice. ? son tour, contre son coeur, il ?pia son neveu, il ?pia la reine. Mais Brangien s’en aper?ut, les avertit, et vainement le roi tenta d’?prouver Iseut par des ruses. Il s’indigna bient?t de ce vil combat, et comprenant qu’il ne pourrait plus chasser le soup?on, il manda Tristan et lui dit : « Tristan, ?loigne-toi de ce ch?teau ; et quand tu l’auras quitt?, ne sois plus si hardi que d’en franchir les foss?s ni les lices. Des f?lons t’accusent d’une grande tra?trise. Ne m’interroge pas : je ne saurais rapporter leurs propos sans nous honnir tous les deux. Ne cherche pas des paroles qui m’apaisent : je le sens, elles resteraient vaines. Pourtant, je ne crois pas les f?lons : si je les croyais, ne t’aurais-je pas d?j? jet? ? la mort honteuse ? Mais leurs discours mal?fiques ont troubl? mon coeur, et seul ton d?part le calmera. Pars ; sans doute je te rappellerai bient?t ; pars, mon fils toujours cher ! ».

Quand les f?lons ou?rent la nouvelle : « Il est parti, dirent-ils entre eux, il est parti, l’enchanteur, chass? comme un larron ! Que peut-il devenir d?sormais ? Sans doute il passera la mer pour chercher les aventures et porter son service d?loyal ? quelque roi lointain ! »

Non, Tristan n’eut pas la force de partir ; et quand il eut franchi les lices et les foss?s du ch?teau, il connut qu’il ne pourrait s’?loigner davantage ; il s’arr?ta dans le bourg m?me de Tintagel, prit h?tel avec Gorvenal dans la maison d’un bourgeois, et languit, tortur? par la fi?vre, plus bless? que nagu?re, aux jours o? l’?pieu du Morholt avait empoisonn? son corps. Nagu?re, quand il gisait dans la cabane construite au bord des flots et que tous fuyaient la puanteur de ses plaies, trois hommes pourtant l’assistaient, Gorvenal, Dinas de Lidan et le roi Marc. Maintenant, Gorvenal et Dinas se tenaient encore ? son chevet ; mais le roi Marc ne venait plus, et Tristan g?missait : « Certes, bel oncle, mon corps r?pand maintenant l’odeur d’un venin plus repoussant, et votre amour ne sait plus surmonter votre horreur. » Mais, sans rel?che, dans l’ardeur de la fi?vre, le d?sir l’entra?nait, comme un cheval emport?, vers les tours bien closes qui tenaient la reine enferm?e ; cheval et cavalier se brisaient contre les murs de pierre ; mais cheval et cavalier se relevaient et reprenaient sans cesse la m?me chevauch?e.

Derri?re les tours bien closes, Iseut la Blonde languit aussi, plus malheureuse encore : car, parmi ces ?trangers qui l’?pient, il lui faut tout le jour feindre la joie et rire ; et, la nuit, ?tendue aux c?t?s du roi Marc, il lui faut dompter, immobile, l’agitation de ses membres et les tressauts de la fi?vre. Elle veut fuir vers Tristan. Il lui semble qu’elle se l?ve et qu’elle court jusqu’? la porte ; mais sur le seuil obscur, les f?lons ont tendu de grandes faux : les lames affil?es et m?chantes saisissent au passage ses genoux d?licats. Il lui semble qu’elle tombe et que, de ses genoux tranch?s, s’?lancent deux rouges fontaines. Bient?t les amants mourront, si nul ne les secourt. Et qui donc les secourra, sinon Brangien ?

Au p?ril de sa vie, elle s’est gliss?e vers la maison o? Tristan languit. Gorvenal lui ouvre tout joyeux, et pour sauver les amants, elle enseigne une ruse ? Tristan.

Non, jamais, seigneurs, vous n’aurez ou? parler d’une plus belle ruse d’amour.

Derri?re le ch?teau de Tintagel, un verger s’?tendait, vaste et clos de fortes palissades. De beaux arbres y croissaient sans nombre, charg?s de fruits, d’oiseaux et de grappes odorantes. Au lieu le plus ?loign? du ch?teau, tout aupr?s des pieux de la palissade, un pin s’?levait, haut et droit, dont le tronc robuste soutenait une large ramure. ? son pied, une source vive : l’eau s’?pandait d’abord en une large nappe, claire et calme, enclose par un perron de marbre ; puis, contenue entre deux rives resserr?es, elle courait par le verger et, p?n?trant dans l’int?rieur m?me du ch?teau, traversait les chambres des femmes. Or, chaque soir, Tristan, par le conseil de Brangien, taillait avec art des morceaux d’?corce et de menus branchages. Il franchissait les pieux aigus, et, venu sous le pin, jetait les copeaux dans la fontaine. L?gers comme l’?cume, ils surnageaient et coulaient avec elle, et, dans les chambres des femmes, Iseut ?piait leur venue. Aussit?t, les soirs o? Brangien avait su ?carter le roi Marc et les f?lons, elle s’en venait vers son ami.

Elle s’en vient, agile et craintive pourtant, guettant ? chacun de ses pas si des f?lons se sont embusqu?s derri?re les arbres. Mais d?s que Tristan l’a vue, les bras ouverts, il s’?lance vers elle. Alors, la nuit les prot?ge et l’ombre amie du grand pin.

« Tristan, dit la reine, les gens de mer n’assurent-ils pas que ce ch?teau de Tintagel est enchant? et que, par sortil?ge, deux fois l’an, en hiver et en ?t?, il se perd, et dispara?t aux yeux ? Il s’est perdu maintenant. N’est-ce pas ici le verger merveilleux dont parlent les lais de harpe : une muraille d’air l’encl?t de toutes parts ; des arbres fleuris, un sol embaum? ; le h?ros y vit sans vieillir entre les bras de son amie, et nulle force ennemie ne peut briser la muraille d’air ? » D?j?, sur les tours de Tintagel, retentissent les trompes des guetteurs qui annoncent l’aube.

« Non, dit Tristan, la muraille d’air est d?j? bris?e, et ce n’est pas ici le verger merveilleux. Mais, un jour, amie, nous irons ensemble au pays fortun? dont nul ne retourne. L? s’?l?ve un ch?teau de marbre blanc ; ? chacune de ses mille fen?tres, brille un cierge allum? ; ? chacune, un jongleur joue et chante une m?lodie sans fin ; le soleil n’y brille pas, et pourtant nul ne regrette sa lumi?re : c’est l’heureux pays des vivants ».

Mais, au sommet des tours de Tintagel, l’aube ?claire les grands blocs altern?s de sinople et d’azur.

Iseut a recouvr? sa joie : le soup?on de Marc se dissipe et les f?lons comprennent, au contraire, que Tristan a revu la reine. Mais Brangien fait si bonne garde qu’ils ?pient vainement. Enfin, le duc Andret, que Dieu honnisse ! dit ? ses compagnons : « Seigneurs, prenons conseil de Frocin, le nain bossu. Il conna?t les sept arts[32], la magie et toutes mani?res d’enchantements. Il sait, ? la naissance d’un enfant, observer si bien les sept plan?tes et le cours des ?toiles qu’il conte par avance tous les points de sa vie. Il d?couvre, par la puissance de Bugibus et de Noiron[33]. les choses secr?tes. Il nous enseignera, s’il veut, les ruses d’Iseut la Blonde ».

En haine de beaut? et de prouesse, le petit homme m?chant tra?a les caract?res de sorcellerie, jeta ses charmes et ses sorts, consid?ra le cours d’Orion et de Lucifer, et dit : « Vivez en joie, beaux seigneurs ; cette nuit vous pourrez les saisir ».

Ils le men?rent devant le roi. « Sire, dit le sorcier, mandez ? vos veneurs qu’ils mettent la laisse aux limiers et la selle aux chevaux ; annoncez que sept jours et sept nuits vous vivrez dans la for?t, pour conduire votre chasse, et vous me pendrez aux fourches si vous n’entendez pas, cette nuit m?me, quels discours Tristan tient ? la reine ». Le roi fit ainsi, contre son coeur.

La nuit tomb?e, il laissa ses veneurs dans la for?t, prit le nain en croupe[34], et retourna vers Tintagel. Par une entr?e qu’il savait, il p?n?tra dans le verger et le nain le conduisit sous le grand pin. « Beau roi, il convient que vous montiez dans les branches de cet arbre. Portez l?-haut votre arc et vos fl?ches : ils vous serviront peut-?tre. Et tenez-vous coi : vous n’attendrez pas longuement. – Va-t’en, chien de l’Ennemi ! » r?pondit Marc.

Et le nain s’en alla, emmenant le cheval.

Il avait dit vrai ; le roi n’attendit pas longuement. Cette nuit, la lune brillait, claire et belle.

Cach? dans la ramure, le roi vit son neveu bondir par-dessus les pieux aigus. Tristan vint sous l’arbre et jeta dans l’eau les copeaux et les branchages[35]. Mais, comme il s’?tait pench? sur la fontaine en les jetant, il vit, r?fl?chie dans l’eau, l’image du roi. Ah ! s’il pouvait arr?ter les copeaux qui fuient ! Mais non, ils courent, rapides, par le verger. L?-bas, dans les chambres des femmes, Iseut ?pie leur venue ; d?j?, sans doute, elle les voit, elle accourt.

Que Dieu prot?ge les amants ! Elle vient. Assis, immobile, Tristan la regarde, et dans l’arbre, il entend le crissement de la fl?che, qui s’encoche dans la corde de l’arc[36]. Elle vient, agile et prudente pourtant, comme elle avait coutume. « Qu’est-ce donc ? pensa-t-elle. Pourquoi Tristan n’accourt-il pas ce soir ? ma rencontre ? aurait-il vu quelque ennemi ? ». Elle s’arr?te, fouille du regard les fourr?s noirs ; soudain, ? la clart? de la lune, elle aper?ut ? son tour l’ombre du roi dans la fontaine. Elle montra bien la sagesse des femmes en ce qu’elle ne leva point les yeux vers les branches de l’arbre : « Seigneur Dieu ! dit-elle tout bas, accordez-moi seulement que je puisse parler la premi?re ! »

Elle s’approche encore. ?coutez comme elle devance et pr?vient son ami : « Sire Tristan, qu’avez-vous os? ? M’attirer en tel lieu, ? telle heure ! Maintes fois d?j? vous m’aviez mand?e, pour me supplier, disiez-vous. Et par quelle pri?re ? Qu’attendez-vous de moi ? Je suis venue enfin, car je n’ai pu l’oublier, si je suis reine, je vous le dois. Me voici donc : que voulez-vous ? – Reine, vous crier merci, afin que vous apaisiez le roi ! »

Elle tremble et pleure. Mais Tristan loue le Seigneur Dieu, qui a montr? le p?ril ? son amie. « Oui, reine, je vous ai mand?e souvent et toujours en vain : jamais, depuis que le roi m’a chass?, vous n’avez daign? venir ? mon appel. Mais prenez en piti? le ch?tif que voici ; le roi me hait, j’ignore pourquoi ; mais vous le savez peut-?tre ; et qui donc pourrait charmer sa col?re, sinon vous seule, reine franche, courtoise Iseut, en qui son coeur se fie ? – En v?rit?, sire Tristan, ignorez-vous encore qu’il nous soup?onne tous les deux ? Et de quelle tra?trise ! Faut-il, par surcro?t de honte, que ce soit moi qui vous l’apprenne ? Mon seigneur croit que je vous aime d’amour coupable. Dieu le sait pourtant, et, si je mens, qu’il honnisse mon corps ! Jamais je n’ai donn? mon amour ? nul homme, hormis ? celui qui le premier m’a prise, vierge, entre ses bras. Et vous voulez, Tristan, que j’implore du roi votre pardon ? Mais s’il savait seulement que je suis venue sous ce pin, demain il ferait jeter ma cendre aux vents ! ».

Tristan g?mit : « Bel oncle, on dit : « Nul n’est vilain, s’il ne fait vilenie ». Mais en quel coeur a pu na?tre un tel soup?on ? – Sire Tristan, que voulez-vous dire ? Non, le roi mon seigneur n’e?t pas de lui-m?me imagin? telle vilenie. Mais les f?lons de cette terre lui ont fait accroire ce mensonge, car il est facile de d?cevoir les coeurs loyaux. Ils s’aiment, lui ont-ils dit, et les f?lons nous l’ont tourn? ? crime. Oui, vous m’aimiez, Tristan, pourquoi le nier ? ne suis-je pas la femme de votre oncle et ne vous avais-je pas deux fois sauv? de la mort ? Oui, je vous aimais en retour : n’?tes-vous pas du lignage du roi, et n’ai-je pas ou? maintes fois ma m?re r?p?ter qu’une femme n’aime pas son seigneur tant qu’elle n’aime pas la parent? de son seigneur ? C’est pour l’amour du roi que je vous aimais, Tristan ; maintenant encore, s’il vous re?oit en gr?ce, j’en serai joyeuse. Mais mon corps tremble, j’ai grand’peur, je pars, j’ai trop demeur? d?j? ».

Dans la ramure, le roi eut piti? et sourit doucement. Iseut s’enfuit, Tristan la rappelle : « Reine, au nom du Sauveur, venez ? mon secours, par charit? ! Les couards voulaient ?carter du roi tous ceux qui l’aiment ; ils ont r?ussi et le raillent maintenant. Soit ; je m’en irai donc hors de ce pays, au loin, mis?rable comme j’y vins jadis : mais, tout au moins, obtenez du roi qu’en reconnaissance des services pass?s, afin que je puisse sans honte chevaucher loin d’ici, il me donne du sien assez pour acquitter mes d?penses, pour d?gager mon cheval et mes armes. – Non, Tristan, vous n’auriez pas d? m’adresser cette requ?te. Je suis seule sur cette terre, seule en ce palais o? nul ne m’aime, sans appui, ? la merci du roi. Si je lui dis un seul mot pour vous, ne voyez-vous pas que je risque la mort honteuse ? Ami, que Dieu vous prot?ge ! Le roi vous hait ? grand tort. Mais, en toute terre o? vous irez, le Seigneur Dieu vous sera un ami vrai ».

Elle part et fuit jusqu’? sa chambre, o? Brangien la prend, tremblante, entre ses bras : la reine lui dit l’aventure. Brangien s’?crie : « Iseut, ma dame, Dieu a fait pour vous un grand miracle ! Il est p?re compatissant et ne veut pas le mal de ceux qu’il sait innocents ». Sous le grand pin, Tristan, appuy? contre le perron de marbre, se lamentait : « Que Dieu me prenne en piti? et r?pare la grande injustice que je souffre de mon cher seigneur ! ».

Quand il eut franchi la palissade du verger, le roi dit en souriant : « Beau neveu, b?nie soit cette heure[37] ! Vois : la lointaine chevauch?e que tu pr?parais ce matin, elle est d?j? finie ! ».

L?-bas, dans une clairi?re de la for?t, le nain Frocin interrogeait le cours des ?toiles ; il y lut que le roi le mena?ait de mort ; il noircit de peur et de honte, enfla de rage, et s’enfuit prestement vers la terre de Galles.

VII
Le nain Frocin

Le roi Marc a fait sa paix avec Tristan. Il lui a donn? cong? de revenir au ch?teau, et, comme nagu?re, Tristan couche dans la chambre du roi parmi les priv?s et les fid?les. A son gr?, il y peut entrer, il en peut sortir : le roi n’en a plus souci. Mais qui donc peut longtemps tenir ses amours secr?tes ?

Marc avait pardonn? aux f?lons, et comme le s?n?chal Dinas de Lidan avait un jour trouv? dans une for?t lointaine, errant et mis?rable, le nain bossu, il le ramena au roi, qui eut piti? et lui pardonna son m?fait. Mais sa bont? ne fit qu’exciter la haine des barons ; ayant de nouveau surpris Tristan et la reine, ils se li?rent par ce serment : si le roi ne chassait pas son neveu hors du pays, ils se retireraient dans leurs forts ch?teaux pour le guerroyer. Ils appel?rent le roi ? parlement[38] : « Seigneur, aime-nous, hais-nous, ? ton choix ; mais nous voulons que tu chasses Tristan. Il aime la reine, et le voit qui veut, mais nous, nous ne le souffrirons plus ».

Le roi les entend, soupire, baisse le front vers la terre, se tait. « Non, roi, nous ne le souffrirons plus, car nous savons maintenant que cette nouvelle, nagu?re ?trange, n’est plus pour te surprendre et que tu consens ? leur crime. Que feras-tu ? D?lib?re et prends conseil. Pour nous, si tu n’?loignes pas ton neveu sans retour, nous nous retirerons sur nos baronnies et nous entra?nerons aussi nos voisins hors de ta cour, car nous ne pouvons supporter qu’ils y demeurent. Tel est le choix que nous t’offrons ; choisis donc !

– Seigneurs, une fois j’ai cru aux laides paroles que vous disiez de Tristan, et je m’en suis repenti. Mais vous ?tes mes f?aux, et je ne veux pas perdre le service de mes hommes. Conseillez-moi donc, je vous en requiers[39], vous qui me devez le conseil. Vous savez bien que je fuis tout orgueil et toute d?mesure. – Donc, seigneur, mandez ici le nain Frocin. Vous vous d?fiez de lui, pour l’aventure du verger. Pourtant, n’avait-il pas lu dans les ?toiles que la reine viendrait ce soir-l? sous le pin ? Il sait maintes choses ; prenez son conseil. »

Il accourut, le bossu maudit, et Denoalen l’accola. ?coutez quelle trahison il enseigna au roi : « Sire, commande ? ton neveu que demain, d?s l’aube, au galop, il chevauche vers Carduel pour porter au roi Arthur un bref sur parchemin[40], bien scell? de cire. Roi, Tristan couche pr?s de ton lit. Sors de ta chambre ? l’heure du premier sommeil, et, je te le jure par Dieu et par la loi de Rome, s’il aime Iseut de fol amour, il voudra venir lui parler avant son d?part : mais, s’il y vient sans que je le sache et sans que tu le voies, alors tue-moi. Pour le reste, laisse-moi mener l’aventure ? ma guise et garde-toi seulement de parler ? Tristan de ce message avant l’heure du coucher. – Oui, r?pondit Marc, qu’il en soit fait ainsi ! ».

Alors le nain fit une laide f?lonie. Il entra chez un boulanger et lui prit pour quatre deniers de fleur de farine qu’il cacha dans le giron de sa robe. Ah ! qui se f?t jamais avis? de telle tra?trise ? La nuit venue, quand le roi eut prit son repas et que ses hommes furent endormis par la vaste salle voisine de sa chambre, Tristan s’en vint, comme il avait coutume, au coucher du roi Marc. « Beau neveu, faites ma volont?[41] : vous chevaucherez vers le roi Arthur jusqu’? Carduel, et vous lui ferez d?plier ce bref. Saluez-le de ma part et ne s?journez qu’un jour aupr?s de lui. – Roi, je le porterai demain. – Oui, demain, avant que le jour se l?ve ».

Voil? Tristan en grand ?moi. De son lit au lit de Marc il y avait bien la longueur d’une lance. Un d?sir furieux le prit de parler ? la reine, et il se promit en son coeur que, vers l’aube, si Marc dormait, il se rapprocherait d’elle. Ah ! Dieu ! la folle pens?e ! Le nain couchait, comme il avait coutume, dans la chambre du roi. Quand il crut que tous dormaient, il se leva et r?pandit entre le lit de Tristan et celui de la reine la fleur de farine : si l’un des deux amants allait rejoindre l’autre, la farine garderait la forme de ses pas. Mais, comme il l’?parpillait, Tristan, qui restait ?veill?, le vit. « Qu’est-ce ? dire ? ce nain n’a pas coutume de me servir pour mon bien ; mais il sera d??u : bien fou qui lui laisserait prendre l’empreinte de ses pas ! ».

? mi-nuit, le roi se leva et sortit, suivi du nain bossu. Il faisait noir dans la chambre : ni cierge allum?, ni lampe. Tristan se dressa debout sur son lit. Dieu ! pourquoi eut-il cette pens?e ? Il joint les pieds, estime la distance, bondit et retombe sur le lit du roi. H?las ! la veille, dans la for?t, le boutoir d’un grand sanglier l’avait navr? ? la jambe, et, pour son malheur, la blessure n’?tait point band?e. Dans l’effort de ce bond, elle s’ouvre, saigne, mais Tristan ne voit pas le sang qui fuit et rougit les draps.

Et dehors, ? la lune, le nain, par son art de sortil?ge, connut que les amants ?taient r?unis. Il en trembla de joie et dit au roi : « Va, et maintenant, si tu ne les surprends pas ensemble, fais-moi pendre ! » Ils viennent donc vers la chambre, le roi, le nain et les quatre f?lons. Mais Tristan les a entendus : il se rel?ve, s’?lance, atteint son lit… H?las ! au passage, le sang a malement coul? de la blessure sur la farine.

Voici le roi, les barons, et le nain, qui porte une lumi?re. Tristan et Iseut feignaient de dormir ; ils ?taient rest?s seuls dans la chambre, avec Perinis, qui couchait aux pieds de Tristan et ne bougeait pas. Mais le roi voit sur le lit les draps tout vermeils et, sur le sol, la fleur de farine tremp?e de sang frais.

Alors les quatre barons, qui ha?ssaient Tristan pour sa prouesse, le maintiennent sur son lit, et menacent la reine et la raillent, la narguent et lui promettent bonne justice. Ils d?couvrent la blessure qui saigne : « Tristan, dit le roi, nul d?menti ne vaudrait d?sormais ; vous mourrez demain ».

Il lui crie : « Accordez-moi merci, seigneur ! Au nom du Dieu qui souffrit la passion, seigneur, piti? pour nous !

– Seigneur, venge-toi ! r?pondent les f?lons.

– Bel oncle, ce n’est pas pour moi que je vous implore ; que m’importe de mourir ? Certes, n’?tait la crainte de vous courroucer, je vendrais cher cet affront aux couards qui, sans votre sauvegarde, n’auraient os? toucher mon corps de leurs mains ; mais, par respect et pour l’amour de vous, je me livre ? votre merci ; faites de moi selon votre plaisir. Me voici, seigneur, mais piti? pour la reine ! ».

Et Tristan s’incline et s’humilie ? ses pieds. « Piti? pour la reine, car s’il est un homme, en ta maison, assez hardi pour soutenir ce mensonge que je l’ai aim?e d’amour coupable, il me trouvera debout devant lui en champ clos. Sire, gr?ce pour elle, au nom du seigneur Dieu ! ». Mais les trois barons l’ont li? de cordes, lui et la reine. Ah ! s’il avait su qu’il ne serait pas admis ? prouver son innocence en combat singulier, on l’e?t d?membr? vif avant qu’il e?t souffert d’?tre li? vilement. Mais il se fiait en Dieu et savait qu’en champ clos nul n’oserait brandir une arme contre lui. Et, certes, il se fiait justement en Dieu. Quand il jurait qu’il n’avait jamais aim? la reine d’amour coupable, les f?lons riaient de l’insolente imposture.

Mais je vous appelle, seigneurs, vous qui savez la v?rit? du philtre bu sur la mer et qui comprenez, disait-il mensonge ? Ce n’est pas le fait qui prouve le crime, mais le jugement. Les hommes voient le fait, mais Dieu voit les coeurs, et, seul, il est vrai juge. Il a donc institu? que tout homme accus? pourrait soutenir son droit par bataille, et lui-m?me combat avec l’innocent. C’est pourquoi Tristan r?clamait justice et bataille et se garda de manquer en rien au roi Marc. Mais s’il avait pu pr?voir ce qui advint, il aurait tu? les f?lons. Ah ! Dieu ! pourquoi ne les tua-t-il pas ?

VIII
Le saut de la chapelle

Par la cit?, dans la nuit noire, la nouvelle court : Tristan et la reine ont ?t? saisis ; le roi veut les tuer. Riches bourgeois et petites gens, tous pleurent.

« H?las ! nous devons bien pleurer ! Tristan, hardi baron, mourrez-vous donc par si laide tra?trise ? Et vous, reine franche, reine honor?e, en quelle terre na?tra jamais fille de roi si belle, si ch?re ? C’est donc l?, nain bossu, l’oeuvre de tes devinailles ? Qu’il ne voie jamais la face de Dieu, celui qui, t’ayant trouv?, n’enfoncera pas son ?pieu dans ton corps ! Tristan, bel ami cher, quand le Morholt, venu pour ravir nos enfants, prit terre sur ce rivage, nul de nos barons n’osa s’armer contre lui, et tous se taisaient, pareils ? des muets. Mais vous, Tristan, vous avez fait le combat pour nous tous, hommes de Cornouailles, et vous avez tu? le Morholt ; et lui vous navra d’un ?pieu dont vous avez manqu? mourir pour nous. Aujourd’hui, en souvenir de ces choses, devrions-nous consentir ? votre mort ? ».

Les plaintes, les cris, montent par la cit? ; tous courent au palais. Mais tel est le courroux du roi qu’il n’y a si fort ni si fier baron qui ose risquer une seule parole pour le fl?chir.

Le jour approche, la nuit s’en va. Avant le soleil lev?, Marc chevauche hors de la ville, au lieu o? il avait coutume de tenir ses plaids et de juger. Il commande qu’on creuse une fosse en terre et qu’on y amasse des sarments noueux et tranchants et des ?pines blanches et noires, arrach?es avec leurs racines. ? l’heure de prime[42], il fait crier un ban par le pays pour convoquer aussit?t les hommes de Cornouailles. Ils s’assemblent ? grand bruit : nul qui ne pleure, hormis[43] le nain de Tintagel.

Alors le roi leur parla ainsi : « Seigneurs, j’ai fait dresser ce b?cher d’?pines pour Tristan et pour la reine, car ils ont forfait ». Mais tous lui cri?rent : « Jugement, roi ! Le jugement d’abord, l’escondit et le plaid ! Les tuer sans jugement, c’est honte et crime, Roi, r?pit et merci pour eux ! ».

Marc r?pondit en sa col?re : « Non, ni r?pit, ni merci, ni plaid, ni jugement ! Par ce Seigneur qui cr?a le monde, si nul m’ose encore requ?rir de telle chose, il br?lera le premier sur ce brasier ! ».

Il ordonne qu’on allume le feu et qu’on aille qu?rir au ch?teau Tristan d’abord. Les ?pines flambent, tous se taisent, le roi attend.

Les valets ont couru jusqu’? la chambre o? les amants sont ?troitement gard?s. Ils entra?nent Tristan par ses mains li?es de cordes. Par Dieu ! ce fut vilenie de l’entraver ainsi ! Il pleure sous l’affront ; mais de quoi lui servent ses larmes ? On l’emm?ne honteusement ; et la reine s’?crie, presque folle d’angoisse : « ?tre tu?e, ami, pour que vous soyez sauv?, ce serait grande joie ! ».

Les gardes et Tristan descendent hors de la ville, vers le b?cher. Mais, derri?re eux, un cavalier se pr?cipite, les rejoint, saute ? bas du destrier encore courant : c’est Dinas, le bon s?n?chal. Au bruit de l’aventure, il s’en venait de son ch?teau de Lidan, et l’?cume, la sueur et le sang ruisselaient aux flancs de son cheval : « Fils, je me h?te vers le plaid du roi. Dieu m’accordera peut-?tre d’y ouvrir tel conseil qui vous aidera tous deux ; d?j? il me permet du moins de te servir par une menue courtoisie. Amis, dit-il aux valets, je veux que vous le meniez sans ces entraves, – et Dinas trancha les cordes honteuses ; – s’il essayait de fuir, ne tenez-vous pas vos ?p?es ? »

Il baise Tristan sur les l?vres, remonte en selle, et son cheval l’emporte.

Or, ?coutez comme le seigneur Dieu est plein de piti?. Lui, qui ne veut pas la mort du p?cheur, il re?ut en gr? les larmes et la clameur des pauvres gens qui le suppliaient pour les amants tortur?s. Pr?s de la route o? Tristan passait, au fa?te d’un roc et tourn?e vers la bise, une chapelle se dressait sur la mer. Le mur du chevet ?tait pos? au ras d’une falaise, haute, pierreuse, aux escarpements aigus ; dans l’abside, sur le pr?cipice, ?tait une verri?re, oeuvre habile d’un saint. Tristan dit ? ceux qui le menaient : « Seigneurs, voyez cette chapelle ; permettez que j’y entre. Ma mort est prochaine, je prierai Dieu qu’il ait merci de moi, qui l’ai tant offens?. Seigneurs, la chapelle n’a d’autre issue que celle-ci ; chacun de vous tient son ?p?e ; vous savez bien que je ne puis passer que par cette porte, et quand j’aurai pri? Dieu, il faudra bien que je me remette entre vos mains ! ». L’un des gardes dit : « Nous pouvons bien le lui permettre ».

Ils le laiss?rent entrer. Il court par la chapelle, franchit le choeur, parvient ? la verri?re de l’abside, saisit la fen?tre, l’ouvre et s’?lance… Plut?t cette chute que la mort sur le b?cher, devant telle assembl?e ! Mais sachez, seigneurs, que Dieu lui fit belle merci ; le vent se prend en ses v?tements, le soul?ve, le d?pose sur une large pierre au pied du rocher. Les gens de Cornouailles appellent encore cette pierre le « Saut de Tristan ». Et devant l’?glise les autres l’attendaient toujours. Mais pour n?ant, car c’est Dieu maintenant qui l’a pris en sa garde. Il fuit : le sable meuble croule sous ses pas. Il tombe, se retourne, voit au loin le b?cher : la flamme bruit, la fum?e monte. Il fuit.

L’?p?e ceinte, ? bride abattue, Gorvenal s’?tait ?chapp? de la cit? : le roi l’aurait fait br?ler en place de son seigneur. Il rejoignit Tristan sur la lande, et Tristan s’?cria : « Ma?tre ! Dieu m’a accord? sa merci. Ah ! ch?tif, ? quoi bon ? Si je n’ai Iseut, rien ne me vaut. Que ne me suis-je plut?t bris? dans ma chute ! J’ai ?chapp?, Iseut, et l’on va te tuer. On la br?le pour moi ; pour elle je mourrai aussi ».

Gorvenal lui dit : « Beau sire, prenez r?confort, n’?coutez pas la col?re. Voyez ce buisson ?pais, enclos d’un large foss? ; cachons-nous l? : les gens passent nombreux sur cette route ; ils nous renseigneront, et si l’on br?le Iseut, fils, je jure par Dieu, le fils de Marie, de ne jamais coucher sous un toit jusqu’au jour o? nous l’aurons veng?e. – Beau ma?tre, je n’ai pas mon ?p?e. – La voici, je te l’ai apport?e. – Bien, ma?tre ; je ne crains plus rien, fors Dieu. – Fils, j’ai encore sous ma gonelle telle chose qui te r?jouira : ce haubert solide et l?ger, qui pourra te servir. – Donne, beau ma?tre. Par ce Dieu en qui je crois, je vais maintenant d?livrer mon amie. – Non, ne te h?te point, dit Gorvenal. Dieu sans doute te r?serve quelque plus s?re vengeance. Songe qu’il est hors de ton pouvoir d’approcher du b?cher ; les bourgeois l’entourent et craignent le roi : tel voudrait bien ta d?livrance, qui, le premier, te frappera. Fils, on dit bien : Folie n’est pas prouesse. Attends… ».

Or, quand Tristan s’?tait pr?cipit? de la falaise, un pauvre homme de la gent menue l’avait vu se relever et fuir. Il avait couru vers Tintagel et s’?tait gliss? jusqu’en la chambre d’Iseut : « Reine, ne pleurez plus. Votre ami s’est ?chapp? ! – Dieu, dit-elle, en soit remerci? ! Maintenant, qu’ils me lient ou me d?lient, qu’ils m’?pargnent ou qu’ils me tuent, je n’en ai plus souci ! »

Or, les f?lons avaient si cruellement serr? les cordes de ses poignets que le sang jaillissait. Mais souriante, elle dit : « Si je pleurais pour cette souffrance, alors qu’en sa bont? Dieu vient d’arracher mon ami ? ces f?lons, certes, je ne vaudrais gu?re ! ».

Quand la nouvelle parvint au roi que Tristan s’?tait ?chapp? par la verri?re, il bl?mit de courroux et commanda ? ses hommes de lui amener Iseut. On l’entra?ne ; hors de la salle, sur le seuil, elle appara?t ; elle tend ses mains d?licates, d’o? le sang coule. Une clameur monte par la rue : « O Dieu, piti? pour elle ! Reine franche, reine honor?e, quel deuil ont jet? sur cette terre ceux qui vous ont livr?e ! Mal?diction sur eux ! ».

La reine est tra?n?e jusqu’au b?cher d’?pines, qui flambe. Alors, Dinas, seigneur de Lidan, se laissa choir aux pieds du roi : « Sire, ?coute-moi ; je t’ai servi longuement, sans vilenie, en loyaut?, sans en retirer nul profit : car il n’est pas un pauvre homme, ni un orphelin, ni une vieille femme, qui me donnerait un denier de ta s?n?chauss?e que j’ai tenue toute ma vie. En r?compense, accorde-moi que tu recevras la reine ? merci. Tu veux la br?ler sans jugement : c’est forfaire, puisqu’elle ne reconna?t pas le crime dont tu l’accuses. Songes-y, d’ailleurs. Si tu br?les son corps, il n’y aura plus de s?ret? sur ta terre : Tristan s’est ?chapp? ; il conna?t bien les plaines, les bois, les gu?s, les passages, et il est hardi. Certes, tu es son oncle, et il ne s’attaquera pas ? toi ; mais tous les barons, tes vassaux, qu’il pourra surprendre, il les tuera ».

Et les quatre f?lons p?lissent ? l’entendre : d?j? ils voient Tristan embusqu?, qui les guette. « Roi, dit le s?n?chal, s’il est vrai que je t’ai bien servi toute ma vie, livre-moi Iseut ; je r?pondrai d’elle comme son garde et son garant. » Mais le roi prit Dinas par la main et jura par le nom des saints qu’il ferait imm?diate justice. Alors Dinas se releva : « Roi, je m’en retourne ? Lidan, et je renonce ? votre service ».

Iseut lui sourit tristement. Il monte sur son destrier et s’?loigne, marri et morne, le front baiss?. Iseut se tient debout devant la flamme. La foule, ? l’entour, crie, maudit le roi, maudit les tra?tres. Les larmes coulent le long de sa face. Elle est v?tue d’un ?troit bliaut gris, o? court un filet d’or menu ; un fil d’or est tress? dans ses cheveux, qui tombent jusqu’? ses pieds. Qui pourrait la voir si belle sans la prendre en piti? aurait un coeur de f?lon. Dieu ! comme ses bras sont ?troitement li?s !

Or, cent l?preux, d?form?s, la chair rong?e et toute blanch?tre, accourus sur leurs b?quilles au claquement des cr?celles, se pressaient devant le b?cher, et, sous leurs paupi?res enfl?es leurs yeux sanglants jouissaient du spectacle. Yvain, le plus hideux des malades, cria au roi d’une voix aigu? : « Sire, tu veux jeter ta femme en ce brasier ; c’est bonne justice, mais trop br?ve. Ce grand feu l’aura vite br?l?e, ce grand vent aura vite dispers? sa cendre. Et, quand cette flamme tombera tout ? l’heure, sa peine sera finie. Veux-tu que je t’enseigne pire ch?timent, en sorte qu’elle vive, mais ? grand d?shonneur, et toujours souhaitant la mort ? Roi, le veux-tu ? ».

Le roi r?pondit : « Oui, la vie pour elle, mais ? grand d?shonneur et pire que la mort… Qui m’enseignera un tel supplice, je l’en aimerai mieux. – Sire, je te dirai donc bri?vement ma pens?e. Vois, j’ai l? cent compagnons. Donne-nous Iseut, et qu’elle nous soit commune ! Le mal attise nos d?sirs. Donne-la ? tes l?preux, jamais dame n’aura fait pire fin. Vois, nos haillons sont coll?s ? nos plaies qui suintent. Elle qui, pr?s de toi, se plaisait aux riches ?toffes fourr?es de vair, aux joyaux, aux salles par?es de marbre, elle qui jouissait des bons vins, de l’honneur, de la joie, quand elle verra la cour de tes l?preux, quand il lui faudra entrer sous nos taudis bas et coucher avec nous, alors Iseut la Belle, la Blonde, reconna?tra son p?ch? et regrettera ce beau feu d’?pines ! ».

Le roi l’entend, se l?ve, et longuement reste immobile. Enfin, il court vers la reine et la saisit par la main. Elle crie : « Par piti?, sire, br?lez-moi plut?t, br?lez-moi! » Le roi la livre. Yvain la prend et les cent malades se pressent autour d’elle. A les entendre crier et glapir, tous les coeurs se fondent de piti? ; mais Yvain est joyeux ; Iseut s’en va, Yvain l’emm?ne. Hors de la cit? descend le hideux cort?ge. Ils ont pris la route o? Tristan s’est embusqu?. Gorvenal jette un cri : « Fils, que feras-tu ? Voici ton amie! ». Tristan pousse son cheval hors du fourr? : « Yvain, tu lui as assez longtemps fait compagnie ; laisse-la maintenant si tu veux vivre! ». Mais Yvain d?grafe son manteau. « Hardi, compagnons ! A vos b?tons ! A vos b?quilles ! C’est l’instant de montrer sa prouesse ! ».

Alors il fit beau voir les l?preux rejeter leurs chapes, se camper sur leurs pieds malades, souffler, crier, brandir leurs b?quilles : l’un menace et l’autre grogne. Mais il r?pugnait ? Tristan de les frapper ; les conteurs pr?tendent que Tristan tua Yvain : c’est dire vilenie ; non, il ?tait trop preux pour occire telle engeance. Mais Gorvenal, ayant arrach? une forte pousse de ch?ne, l’ass?na sur le cr?ne d’Yvain ; le sang noir jaillit et coula jusqu’? ses pieds difformes.

Tristan reprit la reine : d?sormais, elle ne sent plus nul mal. Il trancha les cordes de ses bras, et, quittant la plaine, ils s’enfonc?rent dans la for?t du Morois. L?, dans les grands bois, Tristan se sent en s?ret? comme derri?re la muraille d’un fort ch?teau.

Quand le soleil pencha, ils s’arr?t?rent au pied d’un mont ; la peur avait lass? la reine ; elle reposa sa t?te sur le corps de Tristan et s’endormit. Au matin, Gorvenal d?roba ? un forestier son arc et deux fl?ches bien empenn?es et barbel?es et les donna ? Tristan, le bon archer, qui surprit un chevreuil et le tua. Gorvenal fit un amas de branches s?ches, battit le fusil, fit jaillir l’?tincelle et alluma un grand feu pour cuire la venaison ; Tristan coupa des branchages, construisit une hutte et la recouvrit de feuill?e ; Iseut la joncha d’herbes ?paisses. Alors, au fond de la for?t sauvage, commen?a pour les fugitifs l’?pre vie, aim?e pourtant.

IX
La for?t du Morois

Au fond de la for?t sauvage, ? grand ahan[44], comme des b?tes traqu?es, ils errent, et rarement osent revenir le soir au g?te de la veille. Ils ne mangent que la chair des fauves et regrettent le go?t du sel. Leurs visages amaigris se font bl?mes, leurs v?tements tombent en haillons, d?chir?s par les ronces. Ils s’aiment, ils ne souffrent pas.

Un jour, comme ils parcouraient ces grands bois qui n’avaient jamais ?t? abattus, ils arriv?rent par aventure ? l’ermitage du fr?re Ogrin.

Au soleil, sous un bois l?ger d’?rables, aupr?s de sa chapelle, le vieil homme, appuy? sur sa b?quille, allait ? pas menus.

« Sire Tristan, s’?cria-t-il, sachez quel grand serment ont jur? les hommes de Cornouailles. Le roi a fait crier un ban par toutes les paroisses. Qui se saisira de vous recevra cent marcs d’or pour son salaire, et tous les barons ont jur? de vous livrer mort ou vif. Repentez-vous, Tristan ! Dieu pardonne au p?cheur qui vient ? repentance. – Me repentir, sire Ogrin ? De quel crime ? Vous qui nous jugez, savez-vous quel boire nous avons bu sur la mer ? Oui, la bonne liqueur nous enivre, et j’aimerais mieux mendier toute ma vie par les routes et vivre d’herbes et de racines avec Iseut que, sans elle, ?tre roi d’un beau royaume. – Sire Tristan, Dieu vous soit en aide, car vous avez perdu ce monde-ci et l’autre. Le tra?tre ? son seigneur, on doit le faire ?carteler par deux chevaux, le br?ler sur un b?cher, et l? o? sa cendre tombe, il ne cro?t plus d’herbe et le labour reste inutile ; les arbres, la verdure y d?p?rissent. Tristan, rendez la reine ? celui qu’elle a ?pous? selon la loi de Rome ! – Elle n’est plus ? lui ; il l’a donn?e ? ses l?preux ; c’est sur les l?preux que je l’ai conquise. D?sormais, elle est mienne ; je ne puis me s?parer d’elle, ni elle de moi ».

Ogrin s’?tait assis ; ? ses pieds, Iseut pleurait, la t?te sur les genoux de l’homme qui souffre pour Dieu. L’ermite lui redisait les saintes paroles du Livre ; mais, toute pleurante, elle secouait la t?te et refusait de le croire.

« H?las ! dit Ogrin, quel r?confort peut-on donner ? des morts ? Repens-toi, Tristan, car celui qui vit dans le p?ch? sans repentir est un mort. – Non, je vis et ne me repens pas. Nous retournons ? la for?t, qui nous prot?ge et nous garde. Viens, Iseut, amie ! »

Iseut se releva ; ils se prirent par les mains. Ils entr?rent dans les hautes herbes et les bruy?res ; les arbres referm?rent sur eux leurs branchages ; ils disparurent derri?re les frondaisons.

?coutez, seigneurs, une belle aventure.

Tristan avait nourri un chien, un brachet, beau, vif, l?ger ? la course : ni comte, ni roi n’a son pareil pour la chasse ? l’arc. On l’appelait Husdent. Il avait fallu l’enfermer dans le donjon, entrav? par un billot suspendu ? son cou[45] ; depuis le jour o? il avait cess? de voir son ma?tre, il refusait toute pitance, grattait la terre du pied, pleurait des yeux, hurlait. Plusieurs en eurent compassion. « Husdent, disaient-ils, nulle b?te n’a su si bien aimer que toi ; oui, Salomon a dit sagement : « Mon ami vrai, c’est mon l?vrier ».

Et le roi Marc, se rappelant les jours pass?s, songeait en son coeur : « Ce chien montre grand sens ? pleurer ainsi son seigneur : car y a-t-il personne par toute la Cornouailles qui vaille Tristan ? ». Trois barons vinrent au roi : « Sire, faites d?lier Husdent ; nous saurons bien s’il m?ne tel deuil par regret de son ma?tre ; si non, vous le verrez, ? peine d?tach?, la gueule ouverte, la langue au vent, poursuivre, pour les mordre, gens et b?tes ».

On le d?lie. Il bondit par la porte et court ? la chambre o? nagu?re il trouvait Tristan. Il gronde, g?mit, cherche, d?couvre enfin la trace de son seigneur. Il parcourt pas ? pas la route que Tristan avait suivie vers le b?cher. Chacun le suit. Il jappe clair et grimpe vers la falaise. Le voici dans la chapelle, et qui bondit sur l’autel ; soudain il se jette par la verri?re, tombe au pied du rocher, reprend la piste sur la gr?ve, s’arr?te un instant dans le bois fleuri o? Tristan s’?tait embusqu?, puis repart vers la for?t. Nul ne le voit qui n’en ait piti?.

«Beau roi, dirent alors les chevaliers, cessons de le suivre ; il nous pourrait mener en tel lieu d’o? le retour serait malais? ». Ils le laiss?rent et s’en revinrent. Sous bois, le chien donna de la voix et la for?t en retentit. De loin Tristan, la reine et Gorvenal l’ont entendu : « C’est Husdent! » Ils s’effrayent : sans doute le roi les poursuit ; ainsi il les fait relancer comme des fauves par des limiers… Ils s’enfoncent sous un fourr?. ? la lisi?re, Tristan se dresse, son arc band?. Mais quand Husdent eut vu et reconnu son seigneur, il bondit jusqu’? lui, remua sa t?te et sa queue, ploya l’?chine, se roula en cercle. Qui vit jamais telle joie ? Puis il courut ? Iseut la Blonde, ? Gorvenal, et fit f?te aussi au cheval.

Tristan en eut grande piti? : « H?las ! Par quel malheur nous a-t-il retrouv?s ! Par les plaines et par les bois, par toute sa terre, le roi nous traque : Husdent nous trahira par ses aboiements. Ah ! c’est par amour et par noblesse de nature qu’il est venu chercher la mort. Il faut nous garder, pourtant. Que faire ? Conseillez-moi ».

Iseut flatta Husdent de la main et dit : « Sire, ?pargnez-le ! J’ai ou? parler d’un forestier gallois qui avait habitu? son chien ? suivre, sans aboyer, la trace de sang des cerfs bless?s. Ami Tristan, quelle joie si on r?ussissait, en y mettant sa peine, ? dresser ainsi Husdent! » Il y songea un instant, tandis que le chien l?chait les mains d’Iseut. Tristan eut piti? et dit : « Je veux essayer ; il m’est trop dur de le tuer ».

Bient?t Tristan se met en chasse, d?loge un daim, le blesse d’une fl?che. Le brachet veut s’?lancer sur la voie du daim, et crie si haut que le bois en r?sonne. Tristan le fait taire en le frappant ; Husdent l?ve la t?te vers son ma?tre, s’?tonne, n’ose plus crier, abandonne la trace ; Tristan le met sous lui, puis bat sa botte de sa baguette de ch?taigner, comme le font les veneurs pour exciter les chiens ; ? ce signal, Husdent veut crier encore, et Tristan le corrige. En l’enseignant ainsi, au bout d’un mois ? peine, il l’eut dress? ? chasser ? la muette : quand sa fl?che avait bless? un chevreuil ou un daim, Husdent, sans jamais donner de la voix, suivait la trace sur la neige, la glace ou l’herbe ; s’il atteignait la b?te sous bois, il savait marquer la place en y portant des branchages ; s’il la prenait sur la lande, il amassait des herbes sur le corps abattu et revenait, sans un aboi, chercher son ma?tre.

L’?t? s’en va, l’hiver est venu. Les amants v?curent tapis dans le creux d’un rocher : et sur le sol durci par la froidure, les gla?ons h?rissaient leur lit de feuilles mortes. Par la puissance de leur amour, ni l’un ni l’autre ne sentit sa mis?re.

Mais quand revint le temps clair, ils dress?rent sous les grands arbres leur hutte de branches reverdies. Tristan savait d’enfance l’art de contrefaire le chant des oiseaux des bois ; ? son gr?, il imitait le loriot, la m?sange, le rossignol et toute la gent ail?e ; et parfois, sur les branches de la hutte, venus ? son appel, des oiseaux nombreux, le cou gonfl?, chantaient leurs lais dans la lumi?re.

Les amants ne fuyaient plus par la for?t, sans cesse errants ; car nul des barons ne se risquait ? les poursuivre, connaissant que Tristan les e?t pendus aux branches des arbres. Un jour, pourtant, l’un des quatre tra?tres, Guenelon, que Dieu maudisse ! entra?n? par l’ardeur de la chasse, osa s’aventurer aux alentours du Morois. Ce matin-l?, sur la lisi?re de la for?t, au creux d’une ravine, Gorvenal, ayant enlev? la selle de son destrier, lui laissait pa?tre l’herbe nouvelle ; l?-bas, dans la loge de feuillage, sur la jonch?e fleurie, Tristan tenait la reine ?troitement embrass?e, et tous deux dormaient. Tout ? coup, Gorvenal entendit le bruit d’une meute : ? grande allure les chiens lan?aient un cerf, qui se jeta au ravin. Au loin, sur la lande, apparut un veneur ; Gorvenal le reconnut ; c’?tait Guenelon, l’homme que son seigneur ha?ssait entre tous. Seul, sans ?cuyer, les ?perons aux flancs saignants de son destrier et lui cinglant l’encolure, il accourait. Embusqu? derri?re un arbre, Gorvenal le guette : il vient vite, il sera plus lent ? s’en retourner. Il passe. Gorvenal bondit de l’embuscade, saisit le frein, et, revoyant ? cet instant tout le mal que l’homme avait fait, l’abat, le d?membre tout, et s’en va, emportant la t?te tranch?e.

L?-bas, dans la loge de feuill?e, sur la jonch?e fleurie, Tristan et la reine dormaient, ?troitement embrass?s. Gorvenal y vint sans bruit, la t?te du mort ? la main. Lorsque les veneurs trouv?rent sous l’arbre le tronc sans t?te, ?perdus, comme si d?j? Tristan les poursuivait, ils s’enfuirent, craignant la mort. Depuis, l’on ne vint plus gu?re chasser dans ce bois.

Pour r?jouir au r?veil le coeur de son seigneur, Gorvenal attacha, par les cheveux, la t?te ? la fourche de la hutte : la ram?e ?paisse l’enguirlandait. Tristan s’?veilla et vit, ? demi cach?e derri?re les feuilles, la t?te qui le regardait. Il reconna?t Guenelon ; il se dresse sur pieds, effray?. Mais son ma?tre lui crie : « Rassure-toi, il est mort. Je l’ai tu? de cette ?p?e. Fils, c’?tait ton ennemi ! »

Et Tristan se r?jouit ; celui qu’il ha?ssait, Guenelon, est occis. D?sormais, nul n’osa plus p?n?trer dans la for?t sauvage : l’effroi en garde l’entr?e et les amants y sont ma?tres. C’est alors que Tristan fa?onna l’arc Qui-ne-faut[46], lequel atteignait toujours le but, homme ou b?te, ? l’endroit vis?.

Seigneurs, c’?tait un jour d’?t?, au temps o? l’on moissonne, un peu apr?s la Pentec?te, et les oiseaux ? la ros?e chantaient l’aube prochaine. Tristan sortit de la hutte, ceignit son ?p?e, appr?ta l’arc Qui-ne-faut et, seul, s’en fut chasser par le bois. Avant que descende le soir, une grande peine lui adviendra. Non, jamais amants ne s’aim?rent tant et ne l’expi?rent si durement.

Quand Tristan revint de chasse, accabl? par la lourde chaleur, il prit la reine entre ses bras. « Ami, o? avez-vous ?t? ? – Apr?s un cerf qui m’a tout lass?. Vois, la sueur coule de mes membres, je voudrais me coucher et dormir ».

Sous la loge de verts rameaux, jonch?e d’herbes fra?ches, Iseut s’?tendit la premi?re. Tristan se coucha pr?s d’elle et d?posa son ?p?e nue entre leurs corps. Pour leur bonheur, ils avaient gard? leurs v?tements. La reine avait au doigt l’anneau d’or aux belles ?meraudes que Marc lui avait donn? au jour des ?pousailles ; ses doigts ?taient devenus si gr?les que la bague y tenait ? peine. Ils dormaient ainsi, l’un des bras de Tristan pass? sous le cou de son amie, l’autre jet? sur son beau corps, ?troitement embrass?s ; mais leurs l?vres ne se touchaient point. Pas un souffle de brise, pas une feuille qui tremble. ? travers le toit de feuillage, un rayon de soleil descendait sur le visage d’Iseut, qui brillait comme un gla?on.

Or, un forestier trouva dans le bois une place o? les herbes ?taient foul?es ; la veille, les amants s’?taient couch?s l? ; mais il ne reconnut pas l’empreinte de leurs corps, suivit la trace et parvint ? leur g?te. Il les vit qui dormaient, les reconnut et s’enfuit, craignant le r?veil terrible de Tristan. Il s’enfuit jusqu’? Tintagel, ? deux lieues de l?, monta les degr?s de la salle, et trouva le roi, qui tenait ses plaids au milieu des vassaux assembl?s. « Ami, que viens-tu qu?rir c?ans, hors d’haleine[47] comme je te vois ? On dirait un valet de limiers qui a longtemps couru apr?s les chiens. Veux-tu, toi aussi, nous demander raison de quelque tort ? Qui t’a chass? de ma for?t ? » Le forestier le prit ? l’?cart et, tout bas, lui dit : « J’ai vu la reine et Tristan. Ils dormaient, j’ai pris peur. – En quel lieu ? – Dans une hutte du Morois. Ils dorment aux bras l’un de l’autre. Viens t?t, si tu veux prendre ta vengeance. – Va m’attendre ? l’entr?e du bois, au pied de la Croix-Rouge. Ne parle ? nul homme de ce que tu as vu ; je te donnerai de l’or et de l’argent, tant que tu en voudras prendre ».

Le forestier y va et s’assied sous la Croix-Rouge. Maudit soit l’espion ! Mais il mourra honteusement, comme cette histoire vous le dira tout ? l’heure.

Le roi fit seller son cheval, ceignit son ?p?e, et, sans nulle compagnie, s’?chappa de la cit?. Tout en chevauchant, seul, il se ressouvint de la nuit o? il avait saisi son neveu : quelle tendresse avait alors montr?e pour Tristan Iseut la Belle, au visage clair ! S’il les surprend, il ch?tiera ces grands p?ch?s ; il se vengera de ceux qui l’ont honni…

? la Croix-Rouge, il trouva le forestier : « Va devant ; m?ne-moi vite et droit ».

L’ombre noire des grands arbres les enveloppe. Le roi suit l’espion. Il se fie ? son ?p?e, qui jadis a frapp? de beaux coups. Ah ! Si Tristan s’?veille, l’un des deux, Dieu sait lequel ! restera mort sur la place. Enfin le forestier dit tout bas : « Roi, nous approchons ». Il lui tint l’?trier[48] et lia les r?nes du cheval aux branches d’un pommier vert. Ils approch?rent encore, et soudain, dans une clairi?re ensoleill?e, virent la hutte fleurie.

Le roi d?lace son manteau aux attaches d’or fin, le rejette, et son beau corps appara?t. Il tire son ?p?e hors de la gaine, et redit en son coeur qu’il veut mourir s’il ne les tue. Le forestier le suivait ; il lui fait signe de s’en retourner. Il p?n?tre, seul, sous la hutte, l’?p?e nue, et la brandit… Ah ! quel deuil s’il ass?ne ce coup ! Mais il remarqua que leurs bouches ne se touchaient pas et qu’une ?p?e nue s?parait leurs corps : « Dieu ! se dit-il, que vois-je ici ! Faut-il les tuer ? Depuis si longtemps qu’ils vivent en ce bois, s’ils s’aimaient de fol amour, auraient-ils plac? cette ?p?e entre eux ? Et chacun ne sait-il pas qu’une lame nue, qui s?pare deux corps, est garante et gardienne de chastet? ? S’ils s’aimaient de fol amour, reposeraient-ils si purement ? Non, je ne les tuerai pas ; ce serait grand p?ch? de les frapper ; et si j’?veillais ce dormeur et que l’un de nous deux f?t tu?, on en parlerait longtemps, et pour notre honte. Mais je ferai qu’? leur r?veil ils sachent que je les ai trouv?s endormis, que je n’ai pas voulu leur mort, et que Dieu les a pris en piti? ».

Le soleil, traversant la hutte, br?lait la face blanche d’Iseut ; le roi prit ses gants par?s d’hermine : « C’est elle, songeait-il, qui, nagu?re, me les apporta d’Irlande!… ». Il les pla?a dans la feuill?e pour fermer le trou par o? le rayon descendait ; puis il retira doucement la bague aux pierres d’?meraude qu’il avait donn?e ? la reine ; nagu?re il avait fallu forcer un peu pour la lui passer au doigt ; maintenant ses doigts ?taient si gr?les que la bague vint sans effort : ? la place, le roi mit l’anneau dont Iseut, jadis, lui avait fait pr?sent. Puis il enleva l’?p?e qui s?parait les amants, celle-l? m?me—il la reconnut—qui s’?tait ?br?ch?e dans le cr?ne du Morholt, posa la sienne ? la place, sortit de la loge, sauta en selle[49], et dit au forestier : « Fuis maintenant, et sauve ton corps, si tu peux ! »

Or, Iseut eut une vision dans son sommeil : elle ?tait sous une riche tente, au milieu d’un grand bois. Deux lions s’?lan?aient sur elle et se battaient pour l’avoir… Elle jeta un cri et s’?veilla : les gants par?s d’hermine blanche tomb?rent sur son sein. Au cri, Tristan se dressa en pieds, voulut ramasser son ?p?e et reconnut, ? sa garde d’or, celle du roi. Et la reine vit ? son doigt l’anneau de Marc. Elle s’?cria : « Sire, malheur ? nous ! Le roi nous a surpris ! – Oui, dit Tristan, il a emport? mon ?p?e ; il ?tait seul, il a pris peur, il est all? chercher du renfort ; il reviendra, nous fera br?ler devant tout le peuple. Fuyons !… »

Et, ? grandes journ?es, accompagn?s de Gorvenal, ils s’enfuirent vers la terre de Galles, jusqu’aux confins de la for?t du Morois. Que de tortures amour leur aura caus?es !

X
L’ermite Ogrin

? trois jours de l?, comme Tristan avait longuement suivi les erres d’un cerf bless?, la nuit tomba, et sous le bois obscur, il se prit ? songer : « Non, ce n’est point par crainte que le roi nous a ?pargn?s. Il avait pris mon ?p?e, je dormais, j’?tais en sa merci, il pouvait frapper ; ? quoi bon du renfort ? Et, s’il voulait me prendre vif, pourquoi, m’ayant d?sarm?, m’aurait-il laiss? sa propre ?p?e ? Ah ! je t’ai reconnu, p?re : non par peur, mais par tendresse et par piti?, tu as voulu nous pardonner. Nous pardonner ? Qui donc pourrait, sans s’avilir, remettre un tel forfait ? Non, il n’a point pardonn?, mais il a compris. Il a connu qu’au b?cher, au saut de la chapelle, ? l’embuscade contre les l?preux, Dieu nous avait pris en sa sauvegarde. Il s’est alors rappel? l’enfant qui, jadis, harpait ? ses pieds, et ma terre de Loonnois, abandonn?e pour lui, et l’?pieu du Morholt, et le sang vers? pour son honneur. Il s’est rappel? que je n’avais pas reconnu mon tort, mais vainement r?clam? jugement, droit et bataille, et la noblesse de son coeur l’a inclin? ? comprendre les choses qu’autour de lui ses hommes ne comprennent pas : non qu’il sache ni jamais puisse savoir la v?rit? de notre amour ; mais il doute, il esp?re, il sent que je n’ai pas dit mensonge, il d?sire que par jugement je prouve mon droit. Ah ! bel oncle, vaincre en bataille par l’aide de Dieu, gagner votre paix, et, pour vous, rev?tir encore le haubert et le heaume!… Qu’ai-je pens? ? Il reprendrait Iseut : je la lui livrerais ? Que ne m’a-t-il ?gorg?, plut?t, dans mon sommeil ? Nagu?re, traqu? par lui, je pouvais le ha?r et l’oublier : il avait abandonn? Iseut aux malades ; elle n’?tait plus ? lui, elle ?tait mienne. Voici que par sa compassion il a r?veill? ma tendresse et reconquis la reine. La reine ? Elle ?tait reine pr?s de lui, et dans ce bois elle vit comme une serve. Qu’ai-je fait de sa jeunesse ? Au lieu de ses chambres tendues de draps de soie, je lui donne cette for?t sauvage ; une hutte, au lieu de ses belles courtines ; et c’est pour moi qu’elle suit cette route mauvaise. Au Seigneur Dieu, roi du monde, je crie merci et je le supplie qu’il me donne la force de rendre Iseut au roi Marc. N’est-elle pas sa femme, ?pous?e selon la loi de Rome, devant tous les riches hommes de sa terre ? »

Tristan s’appuie sur son arc, et longuement se lamente dans la nuit. Dans le fourr? clos de ronces qui leur servait de g?te, Iseut la Blonde attendait le retour de Tristan. A la clart? d’un rayon de lune, elle vit luire ? son doigt l’anneau d’or que Marc y avait gliss?. Elle songea : « Celui qui, par belle courtoisie m’a donn? cet anneau d’or n’est pas l’homme irrit? qui me livrait aux l?preux ; non, c’est le seigneur compatissant qui, du jour o? j’ai abord? sur sa terre, m’accueillit et me prot?gea. Comme il aimait Tristan ! Mais je suis venue, et qu’ai-je fait ? Tristan ne devrait-il pas vivre au palais du roi, avec cent damoiseaux autour de lui, qui seraient de sa mesnie et le serviraient pour ?tre arm?s chevaliers ? Ne devrait-il pas, chevauchant par les cours et les baronnies, chercher soud?es et aventures[50] ? Mais, pour moi, il oublie toute chevalerie, exil? de la cour, pourchass? dans ce bois, menant cette vie sauvage !… ».

Elle entendit alors sur les feuilles et les branches mortes s’approcher le pas de Tristan. Elle vint ? sa rencontre comme ? son ordinaire, pour lui prendre ses armes. Elle lui enleva des mains l’arc Qui-ne-faut et ses fl?ches, et d?noua les attaches de son ?p?e. « Amie, dit Tristan, c’est l’?p?e du roi Marc. Elle devait nous ?gorger, elle nous a ?pargn?s ».

Iseut prit l’?p?e, en baisa la garde d’or ; et Tristan vit qu’elle pleurait. « Amie, dit-il, si je pouvais faire accord avec le roi Marc ! S’il m’admettait ? soutenir par bataille que jamais, ni en fait, ni en paroles, je ne vous ai aim?e d’amour coupable, tout chevalier de son royaume depuis Lidan jusqu’? Durham qui m’oserait contredire me trouverait arm? en champ clos. Puis, si le roi voulait souffrir de me garder en sa mesnie, je le servirais ? grand honneur, comme mon seigneur et mon p?re ; et, s’il pr?f?rait m’?loigner et vous garder, je passerais en Frise ou en Bretagne, avec Gorvenal comme seul compagnon. Mais partout o? j’irais, reine, et toujours, je resterais v?tre. Iseut, je ne songerais pas ? cette s?paration, n’?tait la dure mis?re que vous supportez pour moi depuis si longtemps, belle, en cette terre d?serte. – Tristan, qu’il vous souvienne de l’ermite Ogrin dans son bocage. Retournons vers lui, et puissions-nous crier merci au puissant roi c?leste, Tristan, ami! »

Ils ?veill?rent Gorvenal ; Iseut monta sur le cheval, que Tristan conduisit par le frein, et, toute la nuit, traversant pour la derni?re fois les bois aim?s, ils chemin?rent sans une parole.

Au matin, ils prirent du repos, puis march?rent encore, tant qu’ils parvinrent ? l’ermitage. Au seuil de sa chapelle, Ogrin lisait en un livre. Il les vit, et, de loin, les appela tendrement : « Amis ! comme amour vous traque de mis?re en mis?re ! Combien durera votre folie ? Courage ! repentez-vous enfin! » Tristan lui dit : « Ecoutez, sire Ogrin. Aidez-nous pour offrir un accord au roi. Je lui rendrais la reine. Puis, je m’en irais au loin, en Bretagne ou en Frise ; un jour, si le roi voulait me souffrir pr?s de lui, je reviendrais et le servirais comme je dois ». Inclin?e aux pieds de l’ermite, Iseut dit ? son tour, dolente : « Je ne vivrai plus ainsi. Je ne dis pas que je me repente d’avoir aim? et d’aimer Tristan, encore et toujours ; mais nos corps, du moins, seront d?sormais s?par?s ».

L’ermite pleura et adora Dieu : « Dieu, beau roi tout-puissant ! Je vous rends gr?ces de m’avoir laiss? vivre assez longtemps pour venir en aide ? ceux-ci ! » Il les conseilla sagement, puis il prit de l’encre et du parchemin et ?crivit un bref o? Tristan offrait un accord au roi. Quand il y eut ?crit toutes les paroles que Tristan lui dit, celui-ci les scella de son anneau.

« Qui portera ce bref ? demanda l’ermite. – Je le porterai moi-m?me. – Non, sire Tristan, vous ne tenterez point cette chevauch?e hasardeuse ; j’irai pour vous, je connais bien les ?tres du ch?teau. – Laissez, beau sire Ogrin ; la reine restera en votre ermitage ; ? la tomb?e de la nuit, j’irai avec mon ?cuyer, qui gardera mon cheval ».

Quand l’obscurit? descendit sur la for?t, Tristan se mit en route avec Gorvenal. Aux portes de Tintagel, il le quitta. Sur les murs, les guetteurs sonnaient leurs trompes. Il se coula dans le foss? et traversa la ville au p?ril de son corps. Il franchit comme autrefois les palissades aigu?s du verger, revit le perron de marbre, la fontaine et le grand pin, et s’approcha de la fen?tre derri?re laquelle le roi dormait. Il l’appela doucement. Marc s’?veilla. « Qui es-tu, toi qui m’appelles dans la nuit ? pareille heure ? – Sire, je suis Tristan, je vous apporte un bref ; je le laisse l?, sur le grillage de cette fen?tre. Faites attacher votre r?ponse ? la branche de la Croix-Rouge. – Pour l’amour de Dieu, beau neveu, attends-moi! » Il s’?lan?a sur le seuil, et, par trois fois, cria dans la nuit : « Tristan ! Tristan ! Tristan, mon fils ! »

Mais Tristan avait fui. Il rejoignit son ?cuyer, et, d’un bond l?ger, se mit en selle : « Fou ! dit Gorvenal, h?te-toi, fuyons par ce chemin ». Ils parvinrent enfin ? l’ermitage o? ils trouv?rent, les attendant, l’ermite qui priait, Iseut qui pleurait.

XI
Le Gu? Aventureux

Marc fit ?veiller son chapelain et lui tendit la lettre. Le clerc brisa la cire et salua d’abord le roi au nom de Tristan ; puis, ayant habilement d?chiffr? les paroles ?crites, il lui rapporta ce que Tristan lui mandait. Marc l’?couta sans mot dire et se r?jouissait en son coeur, car il aimait encore la reine. Il convoqua nomm?ment les plus pris?s de ses barons, et, quand ils furent tous assembl?s, ils firent silence et le roi parla : « Seigneurs, j’ai re?u ce bref. Je suis roi sur vous et vous ?tes mes f?aux. ?coutez les choses qui me sont mand?es ; puis, conseillez-moi, je vous en requiers, puisque vous me devez le conseil ».

Le chapelain se leva, d?lia le bref de ses deux mains, et, debout devant le roi : « Seigneurs, dit-il, Tristan mande d’abord salut et amour au roi et ? toute sa baronnie. « Roi, ajoute-t-il, quand j’ai eu tu? le dragon et que j’eus conquis la fille du roi d’Irlande, c’est ? moi qu’elle fut donn?e ; j’?tais ma?tre de la garder, mais je ne l’ai point voulu : je l’ai amen?e en votre contr?e et vous l’ai livr?e. Pourtant, ? peine l’aviez-vous prise pour femme, des f?lons vous firent accroire leurs mensonges. En votre col?re, bel oncle, mon seigneur, vous avez voulu nous faire br?ler sans jugement. Mais Dieu a ?t? pris de compassion : nous l’avons suppli?, il a sauv? la reine, et ce fut justice ; moi aussi, en me pr?cipitant d’un rocher ?lev?, j’?chappai, par la puissance de Dieu. Qu’ai-je fait depuis, que l’on puisse bl?mer ? La reine ?tait livr?e aux malades, je suis venu ? sa rescousse, je l’ai emport?e : pouvais-je donc manquer en ce besoin ? celle qui avait failli mourir, innocente, ? cause de moi ? J’ai fui avec elle par les bois : pouvais-je donc, pour vous la rendre, sortir de la for?t et descendre dans la plaine ? N’aviez-vous pas command? qu’on nous pr?t morts ou vifs ? Mais, aujourd’hui comme alors, je suis pr?t, beau sire, ? donner mon gage et ? soutenir contre tout venant par bataille que jamais la reine n’eut pour moi, ni moi pour la reine, d’amour qui vous f?t une offense. Ordonnez le combat : je ne r?cuse nul adversaire, et, si je ne puis prouver mon droit, faites-moi br?ler devant vos hommes. Mais si je triomphe et qu’il vous plaise de reprendre Iseut au clair visage, nul de vos barons ne vous servira mieux que moi ; si, au contraire, vous n’avez cure de mon service[51], je passerai la mer, j’irai m’offrir au roi de Gavoie ou au roi de Frise, et vous n’entendrez plus jamais parler de moi. Sire, prenez conseil, et, si vous ne consentez ? nul accord, je ram?nerai Iseut en Irlande, o? je l’ai prise ; elle sera reine en son pays ».

Quand les barons cornouaillais entendirent que Tristan leur offrait la bataille, ils dirent tous au roi : « Sire, reprends la reine : ce sont des insens?s qui l’ont calomni?e aupr?s de toi. Quant ? Tristan, qu’il s’en aille, ainsi qu’il l’offre, guerroyer en Gavoie ou pr?s du roi de Frise. Mande-lui de te ramener Iseut, ? tel jour et bient?t ».

Le roi demanda par trois fois : « Nul ne se l?ve-t-il pour accuser Tristan ? » Tous se taisaient. Alors, il dit au chapelain : « Faites donc un bref au plus vite ; vous avez ou? ce qu’il faut y mettre ; h?tez-vous de l’?crire : Iseut n’a que trop souffert en ses jeunes ann?es ! Et que la charte soit suspendue ? la branche de la Croix-Rouge avant ce soir ; faites vite ».

Il ajouta : « Vous direz encore que je leur envoie ? tous deux salut et amour ».

Vers la mi-nuit, Tristan traversa la Blanche-Lande, trouva le bref et l’apporta scell? ? l’ermite Ogrin. L’ermite lui lut les lettres : Marc consentait, sur le conseil de tous ses barons, ? reprendre Iseut, mais non ? garder Tristan comme soudoyer[52] ; pour Tristan, il lui faudrait passer la mer, quand, ? trois jours de l?, au Gu? Aventureux, il aurait remis la reine entre les mains de Marc. « Dieu ! dit Tristan, quel deuil de vous perdre, amie ! Il le faut, pourtant, puisque la souffrance que vous supportiez ? cause de moi, je puis maintenant vous l’?pargner. Quand viendra l’instant de nous s?parer, je vous donnerai un pr?sent, gage de mon amour. Du pays inconnu o? je vais, je vous enverrai un messager ; il me redira votre d?sir, amie, et, au premier appel, de la terre lointaine, j’accourai ».

Iseut soupira et dit : « Tristan, laisse-moi Husdent, ton chien. Jamais limier de prix n’aura ?t? gard? ? plus d’honneur. Quand je le verrai, je me souviendrai de toi et je serai moins triste. Ami, j’ai un anneau de jaspe vert, prends-le pour l’amour de moi, porte-le ? ton doigt : si jamais un messager pr?tend venir de ta part, je ne le croirai pas, quoi qu’il fasse ou qu’il dise, tant qu’il ne m’aura pas montr? cet anneau. Mais, d?s que je l’aurai vu, nul pouvoir, nulle d?fense royale, ne m’emp?cheront de faire ce que tu m’auras mand?, que ce soit sagesse ou folie. – Amie, je vous donne Husdent. – Ami, prenez cet anneau en r?compense ». Et tous deux se bais?rent sur les l?vres.

Or, laissant les amants ? l’ermitage, Ogrin avait chemin? sur sa b?quille jusqu’au Mont ; il y acheta du vair, du gris, de l’hermine, des draps de soie, de pourpre et d’?carlate, et un chainse plus blanc que fleur de lis, et encore un palefroi harnach? d’or, qui allait l’amble doucement. Les gens riaient ? le voir disperser, pour ces achats ?tranges et magnifiques, ses deniers d?s longtemps amass?s ; mais le vieil homme chargea sur le palefroi les riches ?toffes et revint aupr?s d’Iseut : « Reine, vos v?tements tombent en lambeaux ; acceptez ces pr?sents, afin que vous soyez plus belle le jour o? vous irez au Gu? Aventureux ; je crains qu’ils ne vous d?plaisent : je ne suis pas expert ? choisir de tels atours ».

Pourtant, le roi faisait crier par la Cornouailles la nouvelle qu’? trois jours de l?, au Gu? Aventureux, il ferait accord avec la reine. Dames et chevaliers se rendirent en foule ? cette assembl?e ; tous d?siraient revoir la reine Iseut, tous l’aimaient, sauf les trois f?lons qui survivaient encore. Mais de ces trois, l’un mourra par l’?p?e, l’autre p?rira transperc? par une fl?che, l’autre noy? ; et, quant au forestier, Perinis, le Franc, le Blond, l’assommera ? coups de son b?ton, dans le bois. Ainsi Dieu, qui hait toute d?mesure, vengera les amants de leurs ennemis !

Au jour marqu? pour l’assembl?e, au Gu? Aventureux, la prairie brillait au loin, toute tendue et par?e des riches tentes des barons. Dans la for?t, Tristan chevauchait avec Iseut, et, par crainte d’une emb?che, il avait rev?tu son haubert sous ses haillons. Soudain, tous deux apparurent au seuil de la for?t et virent au loin, parmi ses barons, le roi Marc.

« Amie, dit Tristan, voici le roi votre seigneur, ses chevaliers et ses soudoyers ; ils viennent vers nous ; dans un instant nous ne pourrons plus nous parler. Par le Dieu puissant et glorieux, je vous conjure : si jamais je vous adresse un message, faites ce que je vous manderai ! – Ami Tristan, d?s que j’aurai revu l’anneau de jaspe vert, ni tour, ni mur, ni fort ch?teau ne m’emp?cheront de faire la volont? de mon ami. – Iseut, Dieu t’en sache gr? ![53] »

Leurs deux chevaux marchaient c?te ? c?te : il l’attira vers lui et la pressa entre ses bras. « Ami, dit Iseut, entends ma derni?re pri?re : tu vas quitter ce pays ; attends du moins quelques jours ; cache-toi, tant que tu saches comment me traite le roi, dans sa col?re ou sa bont?!… Je suis seule : qui me d?fendra des f?lons ? J’ai peur ! Le forestier Orri t’h?bergera secr?tement ; glisse-toi la nuit jusqu’au cellier ruin? : j’y enverrai Perinis pour te dire si nul me maltraite. – Amie, nul n’osera. Je resterai cach? chez Orri : quiconque te fera outrage, qu’il se garde de moi comme de l’Ennemi ! »

Les deux troupes s’?taient assez rapproch?es pour ?changer leurs saluts. ? une port?e d’arc en avant des siens, le roi chevauchait hardiment ; avec lui, Dinas de Lidan. Quand les barons l’eurent rejoint, Tristan, tenant par les r?nes le palefroi d’Iseut, salua le roi et dit : « Roi, je te rends Iseut la Blonde. Devant les hommes de ta terre, je te requiers de m’admettre ? me d?fendre en ta cour. Jamais je n’ai ?t? jug?. Fais que je me justifie par bataille : vaincu, br?le-moi dans le soufre ; vainqueur, retiens-moi pr?s de toi ; ou, si tu ne veux pas me retenir, je m’en irai vers un pays lointain ».

Nul n’accepta le d?fi de Tristan. Alors, Marc prit, ? son tour, le palefroi d’Iseut par les r?nes, et, la confiant ? Dinas, se mit ? l’?cart pour prendre conseil.

Joyeux, Dinas fit ? la reine maint honneur et mainte courtoisie. Il lui ?ta sa chape d’?carlate somptueuse, et son corps apparut gracieux sous la tunique fine et le grand bliaut de soie. Et la reine sourit au souvenir du vieil ermite, qui n’avait pas ?pargn? ses deniers. Sa robe est riche, ses membres d?licats, ses yeux vairs, ses cheveux clairs comme des rayons de soleil.

Quand les f?lons la virent belle et honor?e comme jadis, irrit?s, ils chevauch?rent vers le roi. ? ce moment, un baron, Andr? de Nicole, s’effor?ait de le persuader : « Sire, disait-il, retiens Tristan pr?s de toi ; tu seras, gr?ce ? lui, un roi plus redout? ».

Et, peu ? peu, il assouplissait le coeur de Marc. Mais les f?lons vinrent ? l’encontre et dirent : « Roi, ?coute le conseil que nous te donnons en loyaut?. On a m?dit de la reine ; ? tort, nous l’accordons ; mais si Tristan et elle rentrent ensemble ? ta cour, on en parlera de nouveau. Laisse plut?t Tristan s’?loigner quelque temps ; un jour, sans doute, tu le rappelleras ».

Marc fit ainsi : il fit mander ? Tristan par ses barons de s’?loigner sans d?lai. Alors, Tristan vint vers la reine et lui dit adieu. Ils se regard?rent. La reine eut honte ? cause de l’assembl?e et rougit. Mais le roi fut ?mu de piti?, et, parlant ? son neveu pour la premi?re fois : « O? iras-tu, sous ces haillons ? Prends dans mon tr?sor ce que tu voudras, or, argent, vair et gris. – Roi, dit Tristan, je n’y prendrai ni un denier, ni une maille. Comme je pourrai, j’irai servir ? grand’joie le riche roi de Frise ».

Il tourna bride et descendit vers la mer. Iseut le suivit du regard, et, si longtemps qu’elle put l’apercevoir au loin, ne se d?tourna point.

? la nouvelle de l’accord, grands et petits, hommes, femmes et enfants accoururent en foule hors la ville ? la rencontre d’Iseut ; et, menant grand deuil de l’exil de Tristan, ils faisaient f?te ? leur reine retrouv?e. Au bruit des cloches, par les rues bien jonch?es, encourtin?es de soie, le roi, les comtes et les princes lui firent cort?ge ; les portes du palais s’ouvrirent ? tous venants ; riches et pauvres purent s’asseoir et manger, et, pour c?l?brer ce jour, Marc, ayant affranchi cent de ses serfs, donna l’?p?e et le haubert ? vingt bacheliers qu’il arma de sa main.

Cependant, la nuit venue, Tristan, comme il l’avait promis ? la reine, se glissa chez le forestier Orri, qui l’h?bergea secr?tement dans le cellier ruin?. Que les f?lons se gardent !

XII
Le jugement par le fer rouge

Bient?t, Denoalen, Andret et Gondo?ne se crurent en s?ret? : sans doute, Tristan tra?nait sa vie outre la mer, en pays trop lointain pour les atteindre. Donc, un jour de chasse, comme le roi, ?coutant les abois de sa meute, retenait son cheval au milieu d’un essart, tous trois chevauch?rent vers lui : « Roi, entends notre parole. Tu avais condamn? la reine sans jugement, et c’?tait forfaire ; aujourd’hui tu l’absous sans jugement : n’est-ce pas forfaire encore ? Jamais elle ne s’est justifi?e, et les barons de ton pays vous en bl?ment tous deux. Conseille-lui plut?t de r?clamer elle-m?me le jugement de Dieu. Que lui en co?tera-t-il, innocente, de jurer sur les ossements des saints qu’elle n’a jamais failli ? Innocente, de saisir un fer rougi au feu ? Ainsi le veut la coutume, et par cette facile ?preuve seront ? jamais dissip?s les soup?ons anciens ».

Marc irrit? r?pondit : « Que Dieu vous d?truise, seigneurs cornouaillais, vous qui sans r?pit cherchez ma honte ! Pour vous j’ai chass? mon neveu ; qu’exigez-vous encore ? Que je chasse la reine en Irlande ? Quels sont vos griefs nouveaux ? Contre les anciens griefs, Tristan ne s’est-il pas offert ? la d?fendre ? Pour la justifier, il vous a pr?sent? la bataille et vous l’entendiez tous : que n’avez-vous pris contre lui vos ?cus et vos lances ? Seigneurs, vous m’avez requis outre le droit ; craignez donc que l’homme pour vous chass?, je le rappelle ici ! »

Alors les couards trembl?rent ; ils crurent voir Tristan revenu, qui saignait ? blanc leurs corps. « Sire, nous vous donnions loyal conseil, pour votre honneur, comme il sied ? vos f?aux ; mais nous nous tairons d?sormais. Oubliez votre courroux, rendez-nous votre paix ! »

Mais Marc se dressa sur ses ar?ons : « Hors de ma terre, f?lons ! Vous n’aurez plus ma paix. Pour vous j’ai chass? Tristan ; ? votre tour, hors de ma terre ! – Soit, beau sire ! Nos ch?teaux sont forts, bien clos de pieux, sur des rocs durs ? gravir ! »

Et, sans le saluer, ils tourn?rent bride. Sans attendre limiers ni veneurs, Marc poussa son cheval vers Tintagel, monta les degr?s de la salle, et la reine entendit son pas press? retentir sur les dalles. Elle se leva, vint ? sa rencontre, lui prit son ?p?e, comme elle avait coutume, et s’inclina jusqu’? ses pieds. Marc la retint par les mains et la relevait, quand Iseut, haussant vers lui son regard, vit ses nobles traits tourment?s par la col?re : tel il lui ?tait apparu jadis, forcen?, devant le b?cher. « Ah ! pensa-t-elle, mon ami est d?couvert, le roi l’a pris! » Son coeur se refroidit dans sa poitrine, et sans une parole, elle s’abattit aux pieds du roi. Il la prit dans ses bras et la baisa doucement ; peu ? peu elle se ranimait : « Amie, amie, quel est votre tourment ? —Sire, j’ai peur ; je vous ai vu si courrouc? ! – Oui, je revenais irrit? de cette chasse. – Ah ! Seigneur, si vos veneurs vous ont marri, vous sied-il de prendre tant ? coeur des f?cheries de chasse ? »

Marc sourit de ce propos : « Non, amie, mes veneurs ne m’ont pas irrit? ; mais trois f?lons, qui, d?s longtemps, nous ha?ssent ; tu les connais, Andret, Denoalen, et Gondo?ne ; je les ai chass?s de ma terre. – Sire, quel mal ont-ils os? dire de moi ? – Que t’importe ? Je les ai chass?s. – Sire, chacun a le droit de dire sa pens?e. Mais j’ai le droit aussi de conna?tre le bl?me jet? sur moi. Et de qui l’apprendrais-je, sinon de vous ? Seule en ce pays ?tranger, je n’ai personne, hormis vous, sire, pour me d?fendre. – Soit. Ils pr?tendaient donc qu’il te convient de te justifier par le serment et par l’?preuve du fer rouge. « La reine, disaient-ils, ne devrait-elle pas requ?rir elle-m?me ce jugement ? Ces ?preuves sont l?g?res ? qui se sait innocent. Que lui en co?terait-il?… Dieu est vrai juge ; il dissiperait ? jamais les griefs anciens… ». Voil? ce qu’ils pr?tendaient. Mais laissons ces choses. Je les ai chass?s, te dis-je ».

Iseut fr?mit ; elle regarda le roi : « Sire, mandez-leur de revenir ? votre cour. Je me justifierai par serment. – Quand ? – Au dixi?me jour. – Ce terme est bien proche, amie. – Il n’est que trop lointain. Mais je requiers que d’ici l? vous mandiez au roi Arthur de chevaucher avec monseigneur Gauvain, avec Girflet, K? le s?n?chal et cent de ses chevaliers jusqu’? la marche de votre terre, ? la Blanche-Lande, sur la rive du fleuve qui s?pare vos royaumes. C’est l?, devant eux, que je veux faire le serment, et non devant vos seuls barons : car, ? peine aurais-je jur?, vos barons vous requerraient encore de m’imposer nouvelle ?preuve et jamais nos tourments ne finiraient. Mais ils n’oseront plus, si Arthur et ses chevaliers sont les garants du jugement ».

Tandis que se h?taient vers Carduel les h?rauts d’armes, messagers de Marc aupr?s du roi Arthur, secr?tement Iseut envoya vers Tristan son valet Perinis le Blond, le Fid?le. Perinis courut sous les bois, ?vitant les sentiers fray?s, tant qu’il atteignit la cabane d’Orri le forestier, o?, depuis de longs jours, Tristan l’attendait. Perinis lui rapporta les choses advenues, la nouvelle f?lonie, le terme du jugement, l’heure et le lieu marqu?s : « Sire, ma dame vous mande qu’au jour fix?, sous une robe de p?lerin, si habilement d?guis? que nul ne puisse vous reconna?tre, sans armes, vous soyez ? la Blanche-Lande : il lui faut, pour atteindre au lieu du jugement, passer le fleuve en barque ; sur la rive oppos?e, l? o? seront les chevaliers du roi Arthur, vous l’attendrez. Sans doute, alors vous pourrez lui porter aide. Ma dame redoute le jour du jugement : pourtant elle se fie en la courtoisie de Dieu, qui d?j? sut l’arracher aux mains des l?preux. – Retourne vers la reine, beau doux ami Perinis : dis-lui que je ferai sa volont? ».

Or, seigneurs, quand Perinis s’en retourna vers Tintagel, il advint qu’il aper?ut dans un fourr? le m?me forestier qui, nagu?re, ayant surpris les amants endormis, les avait d?nonc?s au roi. Un jour qu’il ?tait ivre, il s’?tait vant? de sa tra?trise. L’homme, ayant creus? dans la terre un trou profond, le recouvrait habilement de branchages, pour y prendre loups et sangliers. Il vit s’?lancer sur lui le valet de la reine et voulut fuir. Mais Perinis l’accula sur le bord du pi?ge : « Espion qui as vendu la reine, pourquoi t’enfuir ? Reste l?, pr?s de la tombe, que toi-m?me as pris le soin de creuser ! »

Son b?ton tournoya dans l’air en bourdonnant. Le b?ton et le cr?ne se bris?rent ? la fois, et Perinis le Blond, le Fid?le, poussa du pied le corps dans la fosse couverte de branches.

Au jour marqu? pour le jugement, le roi Marc, Iseut et les barons de Cornouailles, ayant chevauch? jusqu’? la Blanche-Lande, parvinrent en bel arroi devant le fleuve, et, mass?s au long de l’autre rive, les chevaliers d’Arthur les salu?rent de leurs banni?res brillantes. Devant eux, assis sur la berge, un p?lerin mis?reux, envelopp? dans sa chape, o? pendaient des coquilles, tendait sa s?bile de bois et demandait l’aum?ne d’une voix aigu? et dolente. ? force de rames, les barques de Cornouailles approchaient. Quand elles furent pr?s d’atterrir, Iseut demanda aux chevaliers qui l’entouraient : « Seigneurs, comment pourrai-je atteindre ? la terre ferme, sans souiller mes longs v?tements dans cette fange ? Il faudrait qu’un passeur vint m’aider ».

L’un des chevaliers h?la le p?lerin : « Ami, retrousse ta chape, descends dans l’eau et porte la reine, si pourtant tu ne crains pas, cass? comme je te vois, de fl?chir ? mi-route ».

L’homme prit la reine dans ses bras. Elle lui dit tout bas : « Ami ! » Puis, tout bas encore : « Laisse-toi choir sur le sable ». Parvenu au rivage, il tr?bucha et tomba, tenant la reine press?e entre ses bras. ?cuyers et mariniers, saisissant les rames et les gaffes, pourchassaient le pauvre h?re. « Laissez-le, dit la reine ; sans doute un long p?lerinage l’avait affaibli ». Et d?tachant un fermail d’or fin, elle le jeta au p?lerin.

Devant le pavillon d’Arthur, un riche drap de soie de Nic?e[54] ?tait tendu sur l’herbe verte, et les reliques des saints, retir?es des ?crins et des ch?sses[55], y ?taient d?j? dispos?es. Monseigneur Gauvain, Girflet et K? le s?n?chal les gardaient. La reine, ayant suppli? Dieu, retira les joyaux de son cou et de ses mains et les donna aux pauvres mendiants ; elle d?tacha son manteau de pourpre et sa guimpe fine, et les donna ; elle donna son chainse et son bliaut et ses chaussures enrichies de pierreries. Elle garda seulement sur son corps une tunique sans manches, et, les bras et les pieds nus, s’avan?a devant les deux rois. ? l’entour, les barons la contemplaient en silence, et pleuraient. Pr?s des reliques br?lait un brasier. Tremblante, elle ?tendit la main droite vers les ossements des saints et dit : « Roi de Logres et roi de Cornouailles, sire Gauvain, sire K?, sire Girflet, et vous tous qui serez mes garants, par ces corps saints et par tous les corps saints qui sont en ce monde, je jure que jamais un homme n? de femme ne m’a tenue entre ses bras, hormis le roi Marc, mon seigneur, et le pauvre p?lerin qui, tout ? l’heure, s’est laiss? choir ? vos yeux. Roi Marc, ce serment convient-il ? – Oui, reine, et que Dieu manifeste son vrai jugement ! – Amen ! » dit Iseut.

Elle s’approcha du brasier, p?le et chancelante. Tous se taisaient : le fer ?tait rouge. Alors, elle plongea ses bras nus dans la braise, saisit la barre de fer, marcha neuf pas en la portant, puis l’ayant rejet?e, ?tendit ses bras en croix, les paumes ouvertes. Et chacun vit que sa chair ?tait plus saine que prune de prunier.

Alors de toutes les poitrines un grand cri de louange monta vers Dieu.

XIII
La voix du rossignol

Quand Tristan, rentr? dans la cabane du forestier Orri, eut rejet? son bourdon et d?pouill? sa chape de p?lerin, il connut clairement en son coeur que le jour ?tait venu de tenir la foi jur?e au roi Marc et de s’?loigner du pays de Cornouailles.

Que tardait-il encore ? La reine s’?tait justifi?e, le roi la ch?rissait, il l’honorait. Arthur au besoin la prendrait en sa sauvegarde, et, d?sormais, nulle f?lonie ne pr?vaudrait contre elle. Pourquoi plus longtemps r?der aux alentours de Tintagel ? Il risquait vainement sa vie, et la vie du forestier, et le repos d’Iseut. Certes, il fallait partir, et c’est pour la derni?re fois, sous sa robe de p?lerin, ? la Blanche-Lande, qu’il avait senti le beau corps d’Iseut entre ses bras. Trois jours encore, il tarda, ne pouvant se d?prendre du pays o? vivait la reine. Mais quand vint le quatri?me jour, il prit cong? du forestier qui l’avait h?berg? et dit ? Gorvenal : « Beau ma?tre, voici l’heure du long d?part : nous irons vers la terre de Galles ».

Ils se mirent ? la voie, tristement, dans la nuit. Mais leur route longeait le verger enclos de pieux o? Tristan, jadis, attendait son amie. La nuit brillait limpide. Au d?tour du chemin, non loin de la palissade, il vit se dresser dans la clart? du ciel le tronc robuste du grand pin. « Beau ma?tre, attends sous le bois prochain ; bient?t je serai revenu. – O? vas-tu ? Fou, veux-tu sans r?pit chercher la mort ? » Mais d?j?, d’un bond assur?, Tristan avait franchi la palissade de pieux. Il vint sous le grand pin, pr?s du perron de marbre clair. Que servirait maintenant de jeter ? la fontaine des copeaux bien taill?s ? Iseut ne viendrait plus ! A pas souples et prudents, par le sentier qu’autrefois suivait la reine, il osa s’approcher du ch?teau.

Dans sa chambre, entre les bras de Marc endormi, Iseut veillait. Soudain, par la crois?e entr’ouverte o? se jouaient les rayons de la lune, entra la voix d’un rossignol. Iseut ?coutait la voix sonore qui venait enchanter la nuit ; elle s’?levait plaintive et telle qu’il n’est pas de coeur cruel, pas de coeur de meurtrier qu’elle n’e?t attendri. La reine songea : « D’o? vient cette m?lodie?… ». Soudain elle comprit : « Ah ! C’est Tristan ! Ainsi dans la for?t du Morois il imitait pour me charmer les oiseaux chanteurs. Il part, et voici son dernier adieu. Comme il se plaint ! Tel le rossignol quand il prend cong?, en fin d’?t?, ? grande tristesse. Ami, jamais plus je n’entendrai ta voix ! »

La m?lodie vibra plus ardente. « Ah ! qu’exiges-tu ? que je vienne ! Non, souviens-toi d’Ogrin l’ermite, et des serments jur?s. Tais-toi, la mort nous guette… Qu’importe la mort ! Tu m’appelles, tu me veux, je viens ! »

Elle se d?la?a des bras du roi, et jeta un manteau fourr? de gris sur son corps presque nu. Il lui fallait traverser la salle voisine, o? chaque nuit dix chevaliers veillaient ? tour de r?le ; tandis que cinq dormaient, les cinq autres, en armes, debout devant les huis et les crois?es, guettaient au dehors. Mais, par aventure, ils s’?taient tous endormis, cinq sur des lits, cinq sur les dalles. Iseut franchit leurs corps ?pars, souleva la barre de la porte : l’anneau sonna, mais sans ?veiller aucun des guetteurs. Elle franchit le seuil, et le chanteur se tut.

Sous les arbres, sans une parole, il la pressa contre sa poitrine ; leurs bras se nou?rent fermement autour de leurs corps, et jusqu’? l’aube, comme cousus par des lacs, ils ne se d?prirent pas de l’?treinte. Malgr? le roi et les guetteurs, les amants m?nent leur joie et leurs amours.

Cette nuit?e affola les amants ; et les jours qui suivirent, comme le roi avait quitt? Tintagel pour tenir ses plaids ? Saint-Lubin, Tristan, revenu chez Orri, osa chaque matin, au clair soleil, se glisser par le verger jusqu’aux chambres des femmes.

Un serf le surprit et s’en fut trouver Andret, Denoalen et Gondo?ne : « Seigneurs, la b?te que vous croyez d?log?e est revenue au repaire. – Qui ? – Tristan. – Quand l’as-tu vu ? – Ce matin, et je l’ai bien reconnu. Et vous pourrez pareillement demain, ? l’aurore, le voir venir, l’?p?e ceinte, un arc dans une main, deux fl?ches dans l’autre. – O? le verrons-nous ? – Par telle fen?tre que je sais. Mais, si je vous le montre, combien me donnerez-vous ? – Un marc d’argent, et tu seras un manant riche. – Donc ?coutez, dit le serf. On peut voir dans la chambre de la reine par une fen?tre ?troite qui la domine, car elle est perc?e tr?s haut dans la muraille. Mais une grande courtine tendue ? travers la chambre masque le pertuis. Que demain, l’un de vous trois p?n?tre bellement dans le verger ; il coupera une longue branche d’?pine et l’aiguisera par le bout ; qu’il se hisse alors jusqu’? la haute fen?tre et pique la branche, comme une broche, dans l’?toffe de la courtine ; il pourra ainsi l’?carter l?g?rement et vous ferez br?ler mon corps, seigneurs, si derri?re la tenture vous ne voyez pas alors ce que je vous ai dit ».

Andret, Gondo?ne et Denoalen d?battirent lequel d’entre eux aurait le premier la joie de ce spectacle, et convinrent enfin de l’octroyer d’abord ? Gondo?ne. Ils se s?par?rent : le lendemain, ? l’aube, ils se retrouveraient ; demain, ? l’aube, beaux seigneurs, gardez-vous de Tristan !

Le lendemain, dans la nuit encore obscure, Tristan, quittant la cabane d’Orri le forestier, rampa vers le ch?teau sous les ?pais fourr?s d’?pines. Comme il sortait d’un hallier, il regarda par la clairi?re et vit Gondo?ne qui s’en venait de son manoir. Tristan se rejeta dans les ?pines et se tapit en embuscade : « Ah ! Dieu ! fais que celui qui s’avance l?-bas ne m’aper?oive pas avant l’instant favorable! » L’?p?e au poing, il l’attendait ; mais, par aventure, Gondo?ne prit une autre voie et s’?loigna. Tristan sortit du hallier, d??u, banda son arc, visa ; h?las ! l’homme ?tait d?j? hors de port?e. ? cet instant, voici venir au loin, descendant doucement le sentier, ? l’amble d’un petit palefroi noir, Denoalen, suivi de deux grands l?vriers. Tristan le guetta, cach? derri?re un pommier. Il le vit qui excitait ses chiens ? lever un sanglier dans un taillis. Mais avant que les l?vriers l’aient d?log? de sa bauge, leur ma?tre aura re?u telle blessure que nul m?decin ne saura la gu?rir. Quand Denoalen fut pr?s de lui, Tristan rejeta sa chape, bondit, se dressa devant son ennemi. Le tra?tre voulut fuir ; vainement : il n’eut pas le loisir de crier : « Tu me blesses ! » Il tomba de cheval, Tristan lui coupa la t?te, trancha les tresses qui pendaient autour de son visage et les mit dans sa chausse : il voulait les montrer ? Iseut pour en r?jouir le coeur de son amie.

«H?las ! songeait-il, qu’est devenu Gondo?ne ? Il s’est ?chapp? : que n’ai-je pu lui payer m?me salaire ? » Il essuya son ?p?e, la remit en sa gaine, tra?na sur le cadavre un tronc d’arbre, et laissant le corps sanglant, il s’en fut, le chaperon en t?te, vers son amie. Au ch?teau de Tintagel Gondo?ne l’avait devanc? : d?j?, grimp? sur la haute fen?tre, il avait piqu? sa baguette d’?pine dans la courtine, ?cart? l?g?rement deux pans de l’?toffe, et regardait au travers la chambre bien jonch?e. D’abord il n’y vit personne que Perinis ; puis ce fut Brangien qui tenait encore le peigne dont elle venait de peigner la reine aux cheveux d’or. Mais Iseut entra, puis Tristan. Il portait d’une main son arc d’aubier et deux fl?ches ; dans l’autre il tenait deux longues tresses d’homme. Il laissa tomber sa chape, et son beau corps apparut. Iseut la Blonde s’inclina pour le saluer, et comme elle se redressait, levant la t?te vers lui, elle vit, projet?e sur la tenture, l’ombre de la t?te de Gondo?ne.

Tristan lui disait : « Vois-tu ces belles tresses ? Ce sont celles de Denoalen. Je t’ai veng?e de lui. Jamais plus il n’ach?tera ni ne vendra ?cu ni lance ! – C’est bien, seigneur ; mais tendez cet arc, je vous prie : je voudrais voir s’il est commode ? bander ». Tristan le tendit, ?tonn?, comprenant ? demi. Iseut prit l’une des deux fl?ches, l’encocha, regarda si la corde ?tait bonne, et dit ? voix basse et rapide : « Je vois chose qui me d?pla?t. Vise bien, Tristan ! »

Il prit la pose, leva la t?te et vit, tout au haut de la courtine, l’ombre de la t?te de Gondo?ne. « Que Dieu, fait-il, dirige cette fl?che! » Il dit, se retourne vers la paroi, tire. La longue fl?che siffle dans l’air, ?merillon ni hirondelle ne vole si vite, cr?ve l’oeil du tra?tre, traverse sa cervelle comme la chair d’une pomme, et s’arr?te, vibrante, contre le cr?ne. Sans un cri, Gondo?ne s’abattit et tomba sur un pieu.

Alors Iseut dit ? Tristan : « Fuis maintenant, ami ! Tu le vois, les f?lons connaissent ton refuge ! Andret survit, il l’enseignera au roi ; il n’est plus de s?ret? pour toi dans la cabane du forestier ! Fuis, ami, Perinis le Fid?le cachera ce corps dans la for?t, si bien que le roi n’en saura jamais nulles nouvelles. Mais toi, fuis de ce pays, pour ton salut, pour le mien ! »

Tristan dit : « Comment pourrais-je vivre ? – Oui, ami Tristan, nos vies sont enlac?es et tiss?es l’une ? l’autre. Et moi, comment pourrais-je vivre ? Mon corps reste ici, tu as mon coeur. – Iseut, amie, je pars, je ne sais pour quel pays. Mais, si jamais tu revois l’anneau de jaspe vert, feras-tu ce que je te demanderai par lui ? – Oui, tu le sais : si je revois l’anneau de jaspe vert, ni tour, ni fort ch?teau, ni d?fense royale ne m’emp?cheront de faire la volont? de mon ami, que ce soit folie ou sagesse ! – Amie, que le Dieu n? en B?thl?em t’en sache gr? ! – Ami, que Dieu te garde ! »

XIV
Le grelot merveilleux

Tristan se r?fugia en Galles, sur la terre du noble duc Gilain. Le duc ?tait jeune, puissant, d?bonnaire ; il l’accueillit comme un h?te bienvenu. Pour lui faire honneur et joie, il n’?pargna nulle peine ; mais ni les aventures ni les f?tes ne purent apaiser l’angoisse de Tristan.

Un jour qu’il ?tait assis aux c?t?s du jeune duc, son coeur ?tait si douloureux qu’il soupirait sans m?me s’en apercevoir. Le duc, pour adoucir sa peine, commanda d’apporter dans sa chambre priv?e son jeu favori qui, par sortil?ge, aux heures tristes, charmait ses yeux et son coeur. Sur une table recouverted’une pourpre noble et riche, on pla?a son chien Petit-Cr?[56]. C’?tait un chien enchant? : il venait au duc de l’?le d’Avallon ; une f?e le lui avait envoy? comme un pr?sent d’amour. Nul ne saurait par des paroles assez habiles d?crire sa nature et sa beaut?. Son poil ?tait color? de nuances si merveilleusement dispos?es que l’on ne savait nommer sa couleur ; son encolure semblait d’abord plus blanche que neige, sa croupe plus verte que feuille de tr?fle, l’un de ses flancs rouge comme l’?carlate, l’autre jaune comme le safran, son ventre bleu comme le lapis-lazuli, son dos ros? ; mais quand on le regardait plus longtemps, toutes ces couleurs dansaient aux yeux et muaient, tour ? tour blanches et vertes, jaunes, bleues, pourpr?es, sombres ou fra?ches. Il portait au cou, suspendu ? une cha?nette d’or, un grelot au tintement si gai, si clair, si doux, qu’? l’ou?r le coeur de Tristan s’attendrit, s’apaisa, et que sa peine se fondit. Il ne lui souvint plus de tant de mis?res endur?es pour la reine ; car telle ?tait la merveilleuse vertu du grelot : le coeur, ? l’entendre sonner si doux, si gai, si clair, oubliait toute peine. Et tandis que Tristan, ?mu par le sortil?ge, caressait la petite b?te enchant?e qui lui prenait tout son chagrin et dont la robe, au toucher de sa main, semblait plus douce qu’une ?toffe de samit, il songeait que ce serait l? un beau pr?sent pour Iseut. Mais que faire ? Le duc Gilain aimait Petit-Cr? par-dessus toute chose, et nul n’aurait pu l’obtenir de lui, ni par ruse, ni par pri?re.

Un jour, Tristan dit au duc : « Sire, que donneriez-vous ? qui d?livrerait votre terre du g?ant Urgan le Velu, qui r?clame de vous de si lourds tributs ? – En v?rit?, je donnerais ? choisir ? son vainqueur, parmi mes richesses, celle qu’il tiendrait pour la plus pr?cieuse ; mais nul n’osera s’attaquer au g?ant. – Voil? merveilleuses paroles, reprit Tristan. Mais le bien ne vient jamais dans un pays que par les aventures, et, pour tout l’or de Pavie, je ne renoncerais ? mon d?sir de combattre le g?ant. – Alors, dit le duc Gilain, que le Dieu n? d’une Vierge vous accompagne et vous d?fende de la mort ! »

Tristan atteignit Urgan le Velu dans son repaire. Longtemps ils combattirent furieusement. Enfin la prouesse triompha de la force, l’?p?e agile de la lourde massue, et Tristan, ayant tranch? le poing droit du g?ant, le rapporta au duc : « Sire, en r?compense, ainsi que vous l’avez promis, donnez-moi Petit-Cr?, votre chien enchant? ! – Ami, qu’as-tu demand? ? Laisse-le-moi et prends plut?t ma soeur et la moiti? de ma terre. – Sire, votre soeur est belle, et belle est votre terre ; mais c’est pour gagner votre chien-f?e que j’ai attaqu? Urgan le Velu. Souvenez-vous de votre promesse ! – Prends-le donc ; mais sache que tu m’as enlev? la joie de mes yeux et la gaiet? de mon coeur ! »

Tristan confia le chien ? un jongleur de Galles, sage et rus?, qui le porta de sa part en Cornouailles. Il parvint ? Tintagel et le remit secr?tement ? Brangien. La reine s’en r?jouit grandement, donna en r?compense dix marcs d’or au jongleur et dit au roi que la reine d’Irlande, sa m?re, envoyait ce cher pr?sent. Elle fit ouvrer pour le chien, par un orf?vre, une niche pr?cieusement incrust?e d’or et de pierreries et, partout o? elle allait, le portait avec elle, en souvenir de son ami. Et, chaque fois qu’elle le regardait, tristesse, angoisse, regrets s’effa?aient de son coeur. Elle ne comprit pas d’abord la merveille : si elle trouvait une telle douceur ? le contempler, c’?tait, pensait-elle, parce qu’il lui venait de Tristan ; c’?tait, sans doute, la pens?e de son ami qui endormait ainsi sa peine.

Mais un jour elle connut que c’?tait un sortil?ge, et que seul le tintement du grelot charmait son coeur. « Ah ! pensa-t-elle, convient-il que je connaisse le r?confort, tandis que Tristan est malheureux ? Il aurait pu garder ce chien enchant? et oublier ainsi toute douleur ; par belle courtoisie, il a mieux aim? me l’envoyer, me donner sa joie et reprendre sa mis?re. Mais il ne sied pas qu’il en soit ainsi ; Tristan, je veux souffrir aussi longtemps que tu souffriras ».

Elle prit le grelot magique, le fit tinter une derni?re fois, le d?tacha doucement ; puis, par la fen?tre ouverte, elle le lan?a dans la mer.

XV
Iseut aux blanches mains

Les amants ne pouvaient ni vivre ni mourir l’un sans l’autre. S?par?s, ce n’?tait pas la vie, ni la mort, mais la vie et la mort ? la fois.

Par les mers, les ?les et les pays, Tristan voulut fuir sa mis?re. Il revit son pays de Loonnois, o? Rohalt le Foi-Tenant re?ut son fils avec des larmes de tendresse ; mais ne pouvant supporter de vivre dans le repos de sa terre, Tristan s’en fut par les duch?s et les royaumes, cherchant les aventures. Du Loonnois en Frise, de Frise en Gavoie, d’Allemagne en Espagne, il servit maints seigneurs, acheva maintes emprises. Mais, pendant deux ann?es, nulle nouvelle ne lui vint de la Cornouailles, nul ami, nul message. Alors il crut qu’Iseut s’?tait d?prise de lui et qu’elle l’oubliait.

Or, il advint qu’un jour, chevauchant avec le seul Gorvenal, il entra sur la terre de Bretagne. Ils travers?rent une plaine d?vast?e : partout des murs ruin?s, des villages sans habitants, des champs essart?s par le feu, et leurs chevaux foulaient des cendres et des charbons. Sur la lande d?serte, Tristan songea : « Je suis las et recru. De quoi me servent ces aventures ? Ma dame est au loin, jamais je ne la reverrai. Depuis deux ann?es, que ne m’a-t-elle fait qu?rir par les pays ? Pas un message d’elle. A Tintagel, le roi l’honore et la sert ; elle vit en joie. Certes le grelot du chien enchant? accomplit bien son oeuvre ! Elle m’oublie, et peu lui chaut des deuils et des joies d’antan[57], peu lui chaut du ch?tif qui erre par ce pays d?sol?. A mon tour, n’oublierai-je jamais celle qui m’oublie ? Jamais ne trouverai-je qui gu?risse ma mis?re ? »

Pendant deux jours, Tristan et Gorvenal pass?rent les champs et les bourgs sans voir un homme, un coq, un chien. Au troisi?me jour, ? l’heure de none, ils approch?rent d’une colline o? se dressait une vieille chapelle, et, tout pr?s, l’habitacle d’un ermite. L’ermite ne portait point de v?tements tiss?s, mais une peau de ch?vre, avec des haillons de laine sur l’?chine. Prostern? sur le sol, les genoux et les coudes nus, il priait Marie-Madeleine de lui inspirer des pri?res salutaires. Il souhaita la bienvenue aux arrivants, et tandis que Gorvenal ?tablait les chevaux, il d?sarma Tristan, puis disposa le manger. Il ne leur donna point de mets d?licats ; mais du pain d’orge p?tri avec de la cendre et de l’eau de source. Apr?s le repas, comme la nuit ?tait tomb?e, et qu’ils ?taient assis autour du feu, Tristan demanda quelle ?tait cette terre ruin?e.

« Beau seigneur, dit l’ermite, c’est la terre de Bretagne, que tient le duc Ho?l. C’?tait nagu?re un beau pays, riche en prairies et en terres de labour : ici des moulins, l? des pommiers, l? des m?tairies.

Mais le comte Riol de Nantes y a fait le d?g?t[58] ; ses fourrageurs ont partout bout? le feu, et de partout enlev? les proies. Ses hommes en sont riches pour longtemps : ainsi va la guerre. – Fr?re, dit Tristan, pourquoi le comte Riol a-t-il ainsi honni votre seigneur, Ho?l ? – Je vous dirai donc, seigneur, l’occasion de la guerre. Sachez que Riol ?tait le vassal du duc Ho?l. Or, le duc a une fille, belle entre les filles de hauts hommes, et le comte Riol voulait la prendre ? femme. Mais son p?re refusa de la donner ? un vassal, et le comte Riol a tent? de l’enlever par la force. Bien des hommes sont morts pour cette querelle ».

Tristan demanda : « Le duc Ho?l peut-il encore soutenir sa guerre ? – A grand’peine, seigneur. Pourtant, son dernier ch?teau, Carhaix, r?siste encore, car les murailles en sont fortes, et fort est le coeur du fils du duc Ho?l, Kaherdin, le bon chevalier. Mais l’ennemi les presse et les affame : pourront-ils tenir longtemps ? » Tristan demanda ? quelle distance ?tait le ch?teau de Carhaix. « Sire, ? deux milles seulement ».

Ils se s?par?rent et dormirent. Au matin, apr?s que l’ermite eut chant? et qu’ils eurent partag? le pain d’orge et de cendre, Tristan prit cong? du prud’homme, et chevaucha vers Carhaix.

Quand il s’arr?ta au pied des murailles closes, il vit une troupe d’hommes debout sur le chemin de ronde, et demanda le duc. Ho?l se trouvait parmi ces hommes avec son fils Kaherdin. Il se fit conna?tre, et Tristan lui dit : « Je suis Tristan, roi de Loonnois, et Marc, le roi de Cornouailles, est mon oncle. J’ai su, seigneur, que vos vassaux vous faisaient tort et je suis venu pour vous offrir mon service. – H?las ! Sire Tristan, passez votre voie et que Dieu vous r?compense ! Comment vous accueillir c?ans ? Nous n’avons plus de vivres ; point de bl?, rien que des f?ves et de l’orge pour subsister. – Qu’importe ? dit Tristan. J’ai v?cu dans une for?t, pendant deux ans, d’herbes, de racines et de venaison, et sachez que je trouvais bonne cette vie. Commandez qu’on m’ouvre cette porte ».

Kaherdin dit alors : « Recevez-le, mon p?re, puisqu’il est de tel courage, afin qu’il prenne sa part de nos biens et de nos maux ».

Ils l’accueillirent avec honneur. Kaherdin fit visiter ? son h?te les fortes murailles et la tour ma?tresse, bien flanqu?e de bret?ches palissad?es o? s’embusquaient les arbal?triers. Des cr?neaux, il lui fit voir dans la plaine, au loin, les tentes et les pavillons plant?s par le duc Riol.

Quand ils furent revenus au seuil du ch?teau, Kaherdin dit ? Tristan : « Or, bel ami, nous monterons ? la salle o? sont ma m?re et ma soeur ». Tous deux se tenant par la main, entr?rent, dans la chambre des femmes. La m?re et la fille, assises sur une courte-pointe, paraient d’orfroi un paile d’Angleterre et chantaient une chanson de toile : elles disaient comment Belle Doette, assise au vent sous l’?pine blanche, attend et regrette Doon son ami, si lent ? venir. Tristan les salua et elles le salu?rent, puis les deux chevaliers s’assirent aupr?s d’elles. Kaherdin, montrant l’?tole que brodait sa m?re : « Voyez, dit-il, bel ami Tristan, quelle ouvri?re est ma dame : comme elle sait ? merveille orner les ?toles et les chasubles, pour en faire aum?ne aux moutiers pauvres ! Et comme les mains de ma soeur font courir les fils d’or sur ce samit blanc ! Par foi, belle soeur, c’est ? droit que vous avez nom Iseut aux Blanches Mains ! »

Alors Tristan, connaissant qu’elle s’appelait Iseut, sourit et la regarda plus doucement. Or, le comte Riol avait dress? son camp ? trois milles de Carhaix, et, depuis bien des jours, les hommes du duc Ho?l n’osaient plus, pour l’assaillir, franchir les barres. Mais, d?s le lendemain, Tristan, Kaherdin et douze jeunes chevaliers sortirent de Carhaix, les hauberts endoss?s, les heaumes lac?s, et chevauch?rent sous des bois de sapins jusqu’aux approches des tentes ennemies ; puis, s’?lan?ant de l’aguet, ils enlev?rent par force un charroi du comte Riol. ? partir de ce jour, variant maintes fois ruses et prouesses, ils culbutaient ses tentes mal gard?es, attaquaient ses convois, navraient et tuaient ses hommes et jamais ils ne rentraient dans Carhaix sans y ramener quelque proie. Par l?, Tristan et Kaherdin commenc?rent ? se porter foi et tendresse, tant qu’ils se jur?rent amiti? et compagnonnage. Jamais ils ne fauss?rent cette parole, comme l’histoire vous l’apprendra.

Or, tandis qu’ils revenaient de ces chevauch?es, parlant de chevalerie et de courtoisie, souvent Kaherdin louait ? son cher compagnon sa soeur Iseut aux Blanches Mains, la simple, la belle.

Un matin, comme l’aube venait de poindre, un guetteur descendit en h?te de sa tour, et courut par les salles en criant : « Seigneurs, vous avez trop dormi ! Levez-vous, Riol vient faire l’assaillie ! »

Chevaliers et bourgeois s’arm?rent et coururent aux murailles : ils virent dans la plaine briller les heaumes, flotter les pennons de cendal, et tout l’ost de Riol qui s’avan?ait en bel arroi. Le duc Ho?l et Kaherdin d?ploy?rent aussit?t devant les portes les premi?res batailles de chevaliers. Arriv?s ? la port?e d’un arc, ils broch?rent les chevaux, lances baiss?es, et les fl?ches tombaient sur eux comme pluie d’avril. Mais Tristan s’armait ? son tour avec ceux que le guetteur avait r?veill?s les derniers. Il lace ses chausses, passe le bliaut, les houseaux ?troits et les ?perons d’or ; il endosse le haubert, fixe le heaume sur la ventaille ; il monte, ?peronne son cheval jusque dans la plaine et para?t, l’?cu dress? contre sa poitrine, en criant : « Carhaix ! » Il ?tait temps : d?j? les hommes d’Ho?l reculaient vers les bailes. Alors il fit beau voir la m?l?e des chevaux abattus et des vassaux navr?s, les coups port?s par les jeunes chevaliers, et l’herbe qui, sous leurs pas, devenait sanglante. En avant de tous, Kaherdin s’?tait fi?rement arr?t?, en voyant poindre contre lui un hardi baron, le fr?re du comte Riol. Tous deux se heurt?rent des lances baiss?es. Le Nantais brisa la sienne sans ?branler Kaherdin, qui, d’un coup plus s?r, ?cartela l’?cu de l’adversaire et lui planta son fer bruni dans le c?t? jusqu’au gonfanon. Soulev? de selle, le chevalier vide les ar?ons et tombe.

Au cri que poussa son fr?re, le duc Riol s’?lan?a contre Kaherdin, le frein abandonn?. Mais Tristan lui barra le passage. Quand ils se heurt?rent, la lance de Tristan se rompit dans ses mains, et celle de Riol, rencontrant le poitrail du cheval ennemi, p?n?tra dans les chairs et l’?tendit mort sur le pr?. Tristan, aussit?t relev?, l’?p?e fourbie ? la main : « Couard, dit-il, la male mort ? qui laisse le ma?tre pour navrer le cheval ! Tu ne sortiras pas vivant de ce pr? ! – Je crois que vous mentez ! » r?pondit Riol en poussant sur lui son destrier.

Mais Tristan esquiva l’atteinte, et, levant le bras, fit lourdement tomber sa lame sur le heaume de Riol, dont il embarra le cercle et emporta le nasal. La lance glissa de l’?paule du chevalier au flanc du cheval, qui chancela et s’abattit ? son tour. Riol parvint ? s’en d?barrasser et se redressa ; ? pied tous deux, l’?cu trou?, fendu, le haubert d?maill?, ils se requi?rent et s’assaillent ; enfin Tristan frappe Riol sur l’escarboucle de son heaume. Le cercle c?de, et le coup ?tait si fortement ass?n? que le baron tombe sur les genoux et sur les mains. « Rel?ve-toi, si tu peux, vassal, lui cria Tristan ; ? la male heure es-tu venu dans ce champ : il te faut mourir ! »

Riol se remet en pieds, mais Tristan l’abat encore d’un coup qui fendit le heaume, trancha la coiffe et d?couvrit le cr?ne. Riol implora merci, demanda la vie sauve, et Tristan re?ut son ?p?e. Il la prit ? temps, car de toutes parts les Nantais ?taient venus ? la rescousse de leur seigneur. Mais d?j? leur seigneur ?tait recr?ant. Riol promit de se rendre en la prison du duc Ho?l, de lui jurer de nouveau hommage et foi, de restaurer les bourgs et les villages br?l?s. Par son ordre, la bataille s’apaisa, et son ost s’?loigna.

Quand les vainqueurs furent rentr?s dans Carhaix, Kaherdin dit ? son p?re : « Sire, mandez Tristan, et retenez-le ; il n’est pas de meilleur chevalier et votre pays a besoin d’un baron de telle prouesse ». Ayant pris le conseil de ses hommes, le duc Ho?l appela Tristan : « Ami, je ne saurais trop vous aimer, car vous m’avez conserv? cette terre. Je veux donc m’acquitter envers vous. Ma fille, Iseut aux Blanches Mains, est n?e de ducs, de rois et de reines. Prenez-la, je vous la donne. – Sire, je la prends », dit Tristan.

Ah ! Seigneurs, pourquoi dit-il cette parole ? Mais, pour cette parole, il mourut. Jour est pris, terme fix?. Le duc vient avec ses amis. Tristan avec les siens. Le chapelain chante la messe. Devant tous, ? la porte du moutier selon la loi de sainte ?glise, Tristan ?pouse Iseut aux Blanches Mains. Les noces furent grandes et riches. Mais, la nuit venue, tandis que les hommes de Tristan le d?pouillaient de ses v?tements, il advint que, en retirant la manche trop ?troite de son bliaut, ils enlev?rent et firent choir de son doigt son anneau de jaspe vert, l’anneau d’Iseut la Blonde. Il sonne clair sur les dalles.

Tristan regarde et le voit. Alors son ancien amour se r?veille, et Tristan conna?t son forfait. Il lui ressouvint du jour o? Iseut la Blonde lui avait donn? cet anneau : c’?tait dans la for?t o?, pour lui, elle avait men? l’?pre vie. Et, couch? aupr?s de l’autre Iseut, il revit la hutte du Morois. Par quelle forsennerie avait-il en son coeur accus? son amie de trahison ? Non, elle souffrait pour lui toute mis?re, et lui seul l’avait trahie. Mais il prenait aussi en compassion Iseut sa femme, la simple, la belle. Les deux Iseut l’avaient aim? ? la male heure. ? toutes les deux il avait menti sa foi.

Pourtant, Iseut aux Blanches Mains s’?tonnait de l’entendre soupirer, ?tendu ? ses c?t?s. Elle lui dit enfin, un peu honteuse : « Cher seigneur, vous ai-je offens? en quelque chose ? Pourquoi ne me donnez-vous pas un seul baiser ? Dites-le moi, que je connaisse mon tort, et je vous en ferai belle amendise, si je puis. – Amie, dit Tristan, ne vous courroucez pas, mais j’ai fait un voeu. Nagu?re, en un autre pays, j’ai combattu un dragon, et j’allais p?rir, quand je me suis souvenu de la M?re de Dieu : je lui ai promis que, d?livr? du monstre par sa courtoisie, si jamais je prenais femme, tout un an je m’abstiendrais de l’accoler et de l’embrasser… – Or donc, dit Iseut aux Blanches Mains, je le souffrirai bonnement ».

Mais quand les servantes, au matin, lui ajust?rent la guimpe des femmes ?pous?es, elle sourit tristement, et songea qu’elle n’avait gu?re droit ? cette parure.

XVI
Kaherdin

? quelques jours de l?, le duc Ho?l, son s?n?chal et tous ses veneurs, Tristan, Iseut aux Blanches Mains et Kaherdin sortirent ensemble du ch?teau pour chasser en for?t. Sur une route ?troite, Tristan chevauchait ? la gauche de Kaherdin, qui de sa main droite retenait par les r?nes le palefroi d’Iseut aux Blanches Mains.

Or, le palefroi buta dans une flaque d’eau. Son sabot fit rejaillir l’eau si fort jusque sous les v?tements d’Iseut qu’elle en fut toute mouill?e et sentit la froidure plus haut que son genou. Elle jeta un cri l?ger, et d’un coup d’?peron enleva son cheval en riant d’un rire si haut et si clair que Kaherdin, poignant apr?s elle et l’ayant rejointe, lui demanda : « Belle soeur, pourquoi riez-vous ? – Pour un penser qui me vint, beau fr?re. Quand cette eau a jailli vers moi, je lui ai dit : « Eau, tu es plus hardie que ne fut jamais le hardi Tristan ! » C’est de quoi j’ai ri. Mais d?j? j’ai trop parl?, fr?re, et m’en repens ».

Kaherdin, ?tonn?, la pressa si vivement qu’elle lui dit enfin la v?rit? de ses noces. Alors Tristan les rejoignit et tous trois chevauch?rent en silence jusqu’? la maison de chasse. L? Kaherdin appela Tristan ? parlement, et lui dit : « Sire Tristan, ma soeur m’a avou? la v?rit? de ses noces. Je vous tenais ? pair et ? compagnon. Mais vous avez fauss? votre foi et honni ma parent?. D?sormais, si vous ne me faites droit, sachez que je vous d?fie ». Tristan lui r?pondit : « Oui, je suis venu parmi vous pour votre malheur. Mais apprends ma mis?re, beau doux ami, fr?re et compagnon, et peut-?tre ton coeur s’apaisera. Sache que j’ai une autre Iseut, plus belle que toutes les femmes, qui a souffert et qui souffre encore pour moi, maintes peines. Certes ta soeur m’aime et m’honore ; mais, pour l’amour de moi, l’autre Iseut traite ? plus d’honneur encore que ta soeur ne me traite, un chien que je lui ai donn?. Viens ; quittons cette chasse, suis-moi o? je te m?nerai ; je te dirai la mis?re de ma vie ».

Tristan tourna bride[59] et brocha son cheval. Kaherdin poussa le sien sur ses traces. Sans une parole, ils coururent jusqu’au plus profond de la for?t. L?, Tristan d?voila sa vie ? Kaherdin. Il dit comment sur la mer il avait bu l’amour et la mort ; il dit la tra?trise des barons et du nain, la reine men?e au b?cher, livr?e aux l?preux, et leurs amours dans la for?t sauvage ; comment il l’avait rendue au roi Marc, et comment, l’ayant fuie, il avait voulu aimer Iseut aux Blanches Mains ; comment il savait d?sormais qu’il ne pouvait vivre ni mourir sans la reine. Kaherdin se tait et s’?tonne. Il sent sa col?re qui, malgr? lui, s’apaise.

«Ami, dit-il enfin, j’entends merveilleuses paroles, et vous avez ?mu mon coeur ? piti? : car vous avez endur? telles peines dont Dieu garde chacun et chacune ! Retournons vers Carhaix : au troisi?me jour, si je puis, je vous dirai ma pens?e ».

En sa chambre, ? Tintagel, Iseut la Blonde soupire ? cause de Tristan qu’elle appelle. L’aimer toujours, elle n’a d’autre penser, d’autre espoir, d’autre vouloir. En lui est tout son d?sir, et depuis deux ann?es elle ne sait rien de lui. O? est-il ? En quel pays ? Vit-il seulement ? En sa chambre, Iseut la Blonde est assise, et fait un triste lai d’amour. Elle dit comment Guron fut surpris et tu? pour l’amour de la dame qu’il aimait sur toute chose, et comment par ruse le comte donna le coeur de Guron ? manger ? sa femme, et la douleur de celle-ci. La reine chante doucement ; elle accorde sa voix ? la harpe. Les mains sont belles, le lai bon, le ton bas et douce la voix.

Or, survient Kariado, un riche comte d’une ?le lointaine. Il ?tait venu ? Tintagel pour offrir ? la reine son service, et plusieurs fois depuis le d?part de Tristan il l’avait requise d’amour. Mais la reine rebutait sa requ?te et la tenait ? folie. Il ?tait beau chevalier, orgueilleux et fier, bien emparl?, mais il valait mieux dans les chambres des dames qu’en bataille. Il trouva Iseut, qui faisait son lai. Il lui dit en riant : « Dame, quel triste chant, triste comme celui de l’orfraie ! Ne dit-on pas que l’orfraie chante pour annoncer la mort ? C’est ma mort sans doute qu’annonce votre lai : car je meurs pour l’amour de vous ! – Soit, lui dit Iseut. Je veux bien que mon chant signifie votre mort, car jamais vous n’?tes venu c?ans sans m’apporter nouvelle douloureuse. C’est vous qui toujours avez ?t? orfraie ou chat-huant pour m?dire de Tristan. Aujourd’hui, quelle male nouvelle me direz-vous encore ? » Kariado lui r?pondit : « Reine, vous ?tes irrit?e, et je ne sais de quoi ; mais bien fou qui s’?meut de vos dires ! Quoi qu’il advienne de la mort que m’annonce l’orfraie, voici donc la male nouvelle que vous apporte le chat-huant : Tristan, votre ami, est perdu pour vous, dame Iseut. Il a pris femme en autre terre. D?sormais, vous pourrez vous pourvoir ailleurs, car il d?daigne votre amour. Il a pris femme ? grand honneur, Iseut aux Blanches Mains, la fille du duc de Bretagne ».

Kariado s’en va, courrouc?. Iseut la Blonde baisse la t?te et commence ? pleurer.

Au troisi?me jour, Kaherdin appela Tristan : « Ami, j’ai pris conseil en mon coeur. Oui, si vous m’avez dit v?rit?, la vie que vous menez en cette terre est forsennerie et folie, et nul bien n’en peut venir ni pour vous ni pour ma soeur Iseut aux Blanches Mains. Donc entendez mon propos. Nous voguerons ensemble vers Tintagel ; vous reverrez la reine, et vous ?prouverez si toujours elle vous regrette et vous porte foi. Si elle vous a oubli?, peut-?tre alors aurez-vous plus ch?re Iseut ma soeur, la simple, la belle. Je vous suivrai : ne suis-je pas votre pair et votre compagnon ? – Fr?re, dit Tristan, on dit bien : Le coeur d’un homme vaut tout l’or d’un pays ».

Bient?t, Tristan et Kaherdin prirent le bourdon et la chape des p?lerins, comme s’ils voulaient visiter les corps saints en terre lointaine. Ils prirent le cong? du duc Ho?l. Tristan emmenait Gorvenal, et Kaherdin un seul ?cuyer. Secr?tement, ils ?quip?rent une nef et vogu?rent vers la Cornouailles. Le vent leur fut l?ger et bon, tant qu’ils atterrirent un matin, avant l’aurore, non loin de Tintagel, dans une crique d?serte, voisine du ch?teau de Lidan. L?, sans doute, Dinas de Lidan, le bon s?n?chal, les h?bergerait et saurait cacher leur venue.

Au petit jour, les quatre compagnons montaient vers Lidan quand ils virent venir derri?re eux un homme qui suivait la m?me route, au petit pas de son cheval. Ils se jet?rent sous bois, mais l’homme passa sans les voir, car il sommeillait en selle. Tristan le reconnut : « Fr?re, dit-il tout bas ? Kaherdin, c’est Dinas de Lidan lui-m?me. Il dort. Sans doute, il revient de chez son amie et r?ve encore d’elle : il ne serait pas courtois de l’?veiller, mais suis-moi de loin ». Il rejoignit Dinas, prit doucement son cheval par la bride, et chemina sans bruit ? ses c?t?s. Enfin, un faux pas du cheval r?veilla le dormeur. Il ouvre les yeux, voit Tristan, h?site : « C’est toi, c’est toi, Tristan ! Dieu b?nisse l’heure o? je te revois : je l’ai si longtemps attendue ! – Ami, Dieu vous sauve ! Quelles nouvelles me direz-vous de la reine ? – H?las ! de dures nouvelles. Le roi la ch?rit et veut lui faire f?te ; mais depuis ton exil elle languit et pleure pour toi. Ah ! Pourquoi revenir pr?s d’elle ? Veux-tu chercher encore sa mort et la tienne ? Tristan, aie piti? de la reine, laisse-la ? son repos ! – Ami, dit Tristan, octroyez-moi un don : cachez-moi ? Lidan, portez-lui mon message et faites que je la revoie une fois, une seule fois ». Dinas r?pondit : « J’ai piti? de ma dame, et je ne veux faire ton message que si je sais qu’elle t’est rest?e ch?re par-dessus toutes les femmes. – Ah ! sire, dites-lui qu’elle m’est rest?e ch?re par-dessus toutes les femmes, et ce sera v?rit?. – Or donc, suis-moi, Tristan ; je t’aiderai en ton besoin ».

? Lidan, le s?n?chal h?bergea Tristan, Gorvenal, Kaherdin et son ?cuyer, et quand Tristan lui eut cont? de point en point l’aventure de sa vie, Dinas s’en fut ? Tintagel pour s’enqu?rir des nouvelles de la cour. Il apprit qu’? trois jours de l?, la reine Iseut, le roi Marc, toute sa mesnie, tous ses ?cuyers et tous ses veneurs quitteraient Tintagel pour s’?tablir au ch?teau de la Blanche-Lande, o? de grandes chasses ?taient pr?par?es. Alors Tristan confia au s?n?chal son anneau de jaspe vert et le message qu’il devait redire ? la reine.

XVII
Dinas de Lidan

Dinas retourna donc ? Tintagel, monta les degr?s et entra dans la salle. Sous le dais, le roi Marc et Iseut la Blonde ?taient assis ? l’?chiquier. Dinas prit place sur un escabeau pr?s de la reine, comme pour observer son jeu, et par deux fois, feignant de lui d?signer les pi?ces, il posa sa main sur l’?chiquier : ? la seconde fois, Iseut reconnut ? son doigt l’anneau de jaspe. Alors, elle eut assez jou?. Elle heurta l?g?rement le bras de Dinas, en telle guise que[60] plusieurs paonnets tomb?rent en d?sordre.

« Voyez, s?n?chal, dit-elle, vous avez troubl? mon jeu, et de telle sorte que je ne saurais le reprendre ».

Marc quitte la salle, Iseut se retire en sa chambre, et fait venir le s?n?chal aupr?s d’elle : « Ami, vous ?tes messager de Tristan ? – Oui, reine, il est ? Lidan, cach? dans mon ch?teau. – Est-il vrai qu’il ait pris femme en Bretagne ? – Reine, on vous a dit v?rit?. Mais il assure qu’il ne vous a point trahie ; que pas un seul jour il n’a cess? de vous ch?rir par-dessus toutes les femmes ; qu’il mourra s’il ne vous revoit, une fois seulement : il vous semond d’y consentir[61], par la promesse que vous lui f?tes le dernier jour o? il vous parla ».

La reine se tut quelque temps, songeant ? l’autre Iseut. Enfin, elle r?pondit : « Oui, au dernier jour o? il me parla, j’ai dit, il m’en souvient : « Si jamais je revois l’anneau de jaspe vert, ni tour, ni fort ch?teau, ni d?fense royale ne m’emp?cheront de faire la volont? de mon ami, que ce soit sagesse ou folie… »

– Reine, ? deux jours d’ici la cour doit quitter Tintagel pour gagner la Blanche-Lande ; Tristan vous mande qu’il sera cach? sur la route, dans un fourr? d’?pines. Il vous mande que vous le preniez en piti?. – Je l’ai dit : ni tour, ni fort ch?teau, ni d?fense royale ne m’emp?cheront de faire la volont? de mon ami ».

Le surlendemain, tandis que toute la cour de Marc s’appr?tait au d?part de Tintagel, Tristan et Gorvenal, Kaherdin et son ?cuyer rev?tirent le haubert, prirent leurs ?p?es et leurs ?cus, et par des chemins secrets se mirent ? la voie vers le lieu d?sign?. ? travers la for?t, deux routes conduisaient vers la Blanche-Lande : l’une belle et bien ferr?e, par o? devait passer le cort?ge, l’autre pierreuse et abandonn?e. Tristan et Kaherdin apost?rent sur celle-ci leurs deux ?cuyers ; ils les attendraient en ce lieu, gardant leurs chevaux et leurs ?cus. Eux-m?mes se gliss?rent sous bois et se cach?rent dans un fourr?. Devant ce fourr?, sur la route, Tristan d?posa une branche de coudrier o? s’enla?ait un brin de ch?vrefeuille.

Bient?t le cort?ge appara?t sur la route. C’est d’abord la troupe du roi Marc. Viennent en belle ordonnance les fourriers et les mar?chaux, les queux et les ?chansons, viennent les chapelains, viennent les valets de chiens menant l?vriers et brachets, puis les fauconniers portant les oiseaux sur le poing gauche, puis les veneurs, puis les chevaliers et les barons ; ils vont leur petit train, bien arrang?s deux par deux, et il fait beau les voir, richement mont?s sur chevaux harnach?s de velours sem? d’orf?vrerie. Puis le roi Marc passa et Kaherdin s’?merveillait de voir ses priv?s autour de lui, deux de-?? et deux de-l?, habill?s tous de drap d’or ou d’?carlate.

Alors s’avance le cort?ge de la reine. Les lavandi?res et les chambri?res viennent en t?te, ensuite les femmes et les filles des barons et des comtes. Elles passent une ? une ; un jeune chevalier escorte chacune d’elles. Enfin approche un palefroi mont? par la plus belle que Kaherdin ait jamais vue de ses yeux : elle est bien faite de corps et de visage, les hanches un peu basses, les sourcils bien trac?s, les yeux riants, les dents menues ; une robe de rouge samit la couvre ; un mince chapelet d’or et de pierreries pare son front poli.

« C’est la reine, dit Kaherdin ? voix basse. – La reine ? dit Tristan ; non, c’est Camille, sa servante ». Alors s’en vient, sur un palefroi vair, une autre demoiselle plus blanche que neige en f?vrier, plus vermeille que rose ; ses yeux clairs fr?missent comme l’?toile dans la fontaine. « Or, je la vois, c’est la reine ! dit Kaherdin. – Eh ! non, dit Tristan, c’est Brangien la Fid?le ».

Mais la route s’?claira tout ? coup, comme si le soleil ruisselait soudain ? travers les feuillages des grands arbres, et Iseut la Blonde apparut. Le duc Andret, que Dieu honnisse ! chevauchait ? sa droite. ? cet instant, partirent du fourr? d’?pines des chants de fauvettes et d’alouettes, et Tristan mettait en ces m?lodies toute sa tendresse. La reine a compris le message de son ami. Elle remarque sur le sol la branche de coudrier o? le ch?vrefeuille s’enlace fortement, et songe en son coeur : « Ainsi va de nous, ami ; ni vous sans moi, ni moi sans vous ». Elle arr?te son palefroi et descend. Puis elle se tourne vers le fourr? d’?pines et dit ? voix haute : « Oiseaux de ce bois, qui m’avez r?jouie de vos chansons, je vous prends ? louage. Tandis que mon seigneur Marc chevauchera jusqu’? la Blanche-Lande, je veux s?journer dans mon ch?teau de Saint-Lubin. Oiseaux, faites-moi cort?ge jusque-l? ; ce soir, je vous r?compenserai richement, comme de bons m?nestrels ». Tristan retint ses paroles et se r?jouit. Mais d?j? Andret le F?lon s’inqui?tait. Il remit la reine en selle et le cort?ge s’?loigna.

Or, ?coutez une male aventure.

Dans le temps o? passait le cort?ge royal, l?-bas, sur la route o? Gorvenal et l’?cuyer de Kaherdin gardaient les chevaux de leurs seigneurs, survint un chevalier en armes, nomm? Bleheri. Il reconnut de loin Gorvenal et l’?cu de Tristan : « Qu’ai-je vu ? pensa-t-il ; c’est Gorvenal et cet autre est Tristan lui-m?me ». Il ?peronna son cheval vers eux et cria : « Tristan! » Mais d?j? les deux ?cuyers avaient tourn? bride et fuyaient. Bleheri, lanc? ? leur poursuite r?p?tait : « Tristan ! Arr?te, je t’en conjure par ta prouesse! » Mais les ?cuyers ne se retourn?rent pas. Alors Bleheri cria : « Tristan ! arr?te, je t’en conjure par le nom d’Iseut la Blonde! » Trois fois il conjura les fuyards par le nom d’Iseut la Blonde. Vainement : ils disparurent, et Bleheri ne put atteindre qu’un de leurs chevaux, qu’il emmena comme sa capture. Il parvint au ch?teau de Saint-Lubin, au moment o? la reine venait de s’y h?berger. Et, l’ayant trouv?e seule, il lui dit : « Reine, Tristan est dans ce pays. Je l’ai vu sur la route abandonn?e qui vient de Tintagel. Il a pris la fuite. Trois fois je lui ai cri? de s’arr?ter, le conjurant au nom d’Iseut la Blonde ; mais il avait pris peur, il n’a pas os? m’attendre. – Beau sire, vous dites mensonge et folie : comment Tristan serait-il en ce pays ? Comment aurait-il fui devant vous ? Comment ne se serait-il pas arr?t?, conjur? par mon nom ? – Pourtant, dame, je l’ai vu, ? telles enseignes que j’ai pris l’un de ses chevaux. Voyez-le tout harnach?, l?-bas, sur l’aire ».

Mais Bleheri vit Iseut courrouc?e. Il en eut deuil, car il aimait Tristan et la reine. Il la quitta, regrettant d’avoir parl?. Alors, Iseut pleura et dit : « Malheureuse ! j’ai trop v?cu, puisque j’ai vu le jour o? Tristan me raille et me honnit ! Jadis, conjur? par mon nom, quel ennemi n’aurait-il pas affront? ? Il est hardi de son corps ; s’il a fui devant Bleheri, s’il n’a pas daign? s’arr?ter au nom de son amie, ah ! C’est que l’autre Iseut le poss?de ! Pourquoi est-il revenu ? Il m’avait trahie, il a voulu me honnir par surcro?t ! N’avait-il pas assez de mes tourments anciens ? Qu’il s’en retourne donc, honni ? son tour, vers Iseut aux Blanches Mains ! »

Elle appela Perinis le Fid?le, et lui redit les nouvelles que Bleheri lui avait port?es. Elle ajouta : « Ami, cherche Tristan sur la route abandonn?e qui va de Tintagel ? Saint-Lubin. Tu lui diras que je ne le salue pas, et qu’il ne soit pas si hardi que d’oser approcher de moi, car je le ferais chasser par les sergents et les valets ».

Perinis se mit en qu?te, tant qu’il trouva Tristan et Kaherdin. Il leur fit le message de la reine.

« Fr?re, s’?cria Tristan, qu’as-tu dit ? Comment aurais-je fui devant Bleheri, puisque, tu le vois, nous n’avons pas m?me nos chevaux ? Gorvenal les gardait, nous ne l’avons pas retrouv? au lieu d?sign?, et nous le cherchons encore ».

? cet instant revinrent Gorvenal et l’?cuyer de Kaherdin : ils confess?rent leur aventure. « Perinis, beau doux ami, dit Tristan, retourne en h?te vers ta dame. Dis-lui que je lui envoie salut et amour, que je n’ai pas failli ? la loyaut? que je lui dois, qu’elle m’est ch?re par-dessus toutes les femmes ; dis-lui qu’elle te renvoie vers moi me porter sa merci : j’attendrai ici que tu reviennes ».

Perinis retourna donc vers la reine et lui redit ce qu’il avait vu et entendu. Mais elle ne le crut pas : « Ah ! Perinis, tu ?tais mon priv? et mon fid?le, et mon p?re t’avait destin?, tout enfant, ? me servir. Mais Tristan l’enchanteur t’a gagn? par ses mensonges et ses pr?sents. Toi aussi, tu m’as trahie  ; va-t’en! » Perinis s’agenouilla devant elle : « Dame, j’entends paroles dures. Jamais je n’eus telle peine en ma vie. Mais peu me chaut de moi : j’ai deuil pour vous, dame, qui faites outrage ? mon seigneur Tristan, et qui trop tard en aurez regret. —Va-t’en, je ne te crois pas ! Toi aussi, Perinis, Perinis le Fid?le, tu m’as trahie ! »

Tristan attendit longtemps que Perinis lui port?t le pardon de la reine. Perinis ne vint pas. Au matin, Tristan s’atourne d’une grande chape en lambeaux. Il peint par places son visage de vermillon et de brou de noix, en sorte qu’il ressemble ? un malade rong? par la l?pre. Il prend en ses mains un hanap de bois vein? ? recueillir les aum?nes et une cr?celle de ladre. Il entre dans les rues de Saint-Lubin, et, muant sa voix, mendie ? tous venants. Pourra-t-il seulement apercevoir la reine ? Elle sort enfin du ch?teau ; Brangien et ses femmes, ses valets et ses sergents l’accompagnent. Elle prend la voie qui m?ne ? l’?glise. Le l?preux suit les valets, fait sonner sa cr?celle, supplie ? voix dolente : « Reine, faites-moi quelque bien ; vous ne savez pas comme je suis besogneux! » ? son beau corps, ? sa stature, Iseut l’a reconnu. Elle fr?mit toute, mais ne daigne baisser son regard vers lui. Le l?preux l’implore, et c’?tait piti? de l’ou?r ; il se tra?ne apr?s elle : « Reine, si j’ose approcher de vous, ne vous courroucez pas ; ayez merci de moi, je l’ai bien m?rit? ! »

Mais la reine appelle les valets et les sergents : « Chassez ce ladre ! » leur dit-elle. Les valets le repoussent, le frappent. Il leur r?siste et s’?crie : « Reine, ayez piti?! » Alors Iseut ?clata de rire. Son rire sonnait encore quand elle entra dans l’?glise. Quand il l’entendit rire, le l?preux s’en alla. La reine fit quelques pas dans la nef du moutier ; puis ses membres fl?chirent ; elle tomba sur les genoux, la t?te contre le sol, les bras en croix. Le m?me jour, Tristan prit cong? de Dinas, ? tel d?confort qu’il semblait avoir perdu le sens, et sa nef appareilla pour la Bretagne. H?las ! bient?t la reine se repentit. Quand elle sut par Dinas de Lidan que Tristan ?tait parti ? tel deuil, elle se prit ? croire que Perinis lui avait dit v?rit? ; que Tristan n’avait pas fui, conjur? par son nom ; qu’elle l’avait chass? ? grand tort. « Quoi ! pensait-elle, je vous ai chass?, vous, Tristan, ami ! Vous me ha?ssez d?sormais, et jamais je ne vous reverrai. Jamais vous n’apprendrez seulement mon repentir, ni quel ch?timent je veux m’imposer et vous offrir comme un gage menu de mon remords ! »

De ce jour, pour se punir de son erreur et de sa folie, Iseut la Blonde rev?tit un cilice et le porta contre sa chair.

XVIII
Tristan fou

Tristan revit la Bretagne, Carhaix, le duc Ho?l et sa femme Iseut aux Blanches Mains. Tous lui firent accueil, mais Iseut la Blonde l’avait chass? : rien ne lui ?tait plus. Longuement il languit loin d’elle ; puis un jour il songea qu’il voulait la revoir, d?t-elle le faire encore battre vilement par ses sergents et ses valets. Loin d’elle, il savait sa mort s?re et prochaine ; plut?t mourir d’un coup que lentement, chaque jour. Qui vit ? douleur est tel qu’un mort. Tristan d?sire la mort, il veut la mort : mais que la reine apprenne du moins qu’il a p?ri pour l’amour d’elle ; qu’elle l’apprenne, il mourra plus doucement.

Il partit de Carhaix sans avertir personne, ni ses parents, ni ses amis, ni m?me Kaherdin, son cher compagnon. Il partit mis?rablement v?tu, ? pied : car nul ne prend garde aux pauvres truands qui cheminent sur les grandes routes. Il marcha tant qu’il atteignit le rivage de la mer. Au port, une grande nef marchande appareillait : d?j? les mariniers halaient la voile et levaient l’ancre pour cingler vers la haute mer. « Dieu vous garde, seigneurs, et puissiez-vous naviguer heureusement ! Vers quelle terre irez-vous ? – Vers Tintagel. – Vers Tintagel ! Ah ! Seigneurs, emmenez-moi ! »

Il s’embarque. Un vent propice gonfle la voile, la nef court sur les vagues. Cinq nuits et cinq jours elle vogua droit vers la Cornouailles, et le sixi?me jour jeta l’ancre dans le port de Tintagel.

Au del? du port, le ch?teau se dressait sur la mer, bien clos de toutes parts : on n’y pouvait entrer que par une seule porte de fer, et deux prud’hommes la gardaient jour et nuit. Comment y p?n?trer ? Tristan descendit de la nef et s’assit sur le rivage. Il apprit d’un homme qui passait que Marc ?tait au ch?teau et qu’il venait d’y tenir une grande cour. « Mais o? est la reine ? et Brangien, sa belle servante ? – Elles sont aussi ? Tintagel, et r?cemment je les ai vues : la reine Iseut semblait triste, comme ? son ordinaire ».

Au nom d’Iseut, Tristan soupira et songea que, ni par ruse, ni par prouesse, il ne r?ussirait ? revoir son amie : car le roi Marc le tuerait… « Mais qu’importe qu’il me tue ? Iseut, ne dois-je pas mourir pour l’amour de vous ? Et que fais-je chaque jour, sinon mourir ? Mais vous pourtant, Iseut, si vous me saviez ici, daigneriez-vous seulement parler ? votre ami ? Ne me feriez-vous pas chasser par vos sergents ? Oui, je veux tenter une ruse… Je me d?guiserai comme un fou, et cette folie sera grande sagesse. Tel me tiendra pour assoti[62] qui sera moins sage que moi, tel me croira fou qui aura plus fou dans sa maison ».

Un p?cheur s’en venait, v?tu d’une gonelle de bure velue, ? grand chaperon. Tristan le voit, lui fait un signe, le prend ? l’?cart : « Ami, veux-tu troquer tes draps contre les miens ? Donne-moi ta cotte, qui me pla?t fort ». Le p?cheur regarda les v?tements de Tristan, les trouva meilleurs que les siens, les prit aussit?t et s’en alla bien vite, heureux de l’?change. Alors Tristan tondit sa belle chevelure blonde, au ras de la t?te[63], en y dessinant une croix. Il enduisit sa face d’une liqueur faite d’une herbe magique apport?e de son pays, et aussit?t sa couleur et l’aspect de son visage mu?rent si ?trangement que nul homme au monde n’aurait pu le reconna?tre. Il arracha d’une haie une pousse de ch?taignier, s’en fit une massue, et la pendit ? son cou ; les pieds nus, il marcha droit vers le ch?teau.

Le portier crut qu’assur?ment il ?tait fou, et lui dit : « Approchez ; o? donc ?tes-vous rest? si longtemps ? » Tristan contrefit sa voix et r?pondit : « Aux noces de l’abb? du Mont, qui est de mes amis. Il a ?pous? une abbesse, une grosse dame voil?e. De Besan?on jusqu’au Mont, tous les pr?tres, abb?s, moines et clercs ordonn?s ont ?t? mand?s ? ces ?pousailles : et tous sur la lande, portant b?tons et crosses, sautent, jouent et dansent ? l’ombre des grands arbres. Mais je les ai quitt?s pour venir ici : car je dois aujourd’hui servir ? la table du roi ». Le portier lui dit : « Entrez donc seigneur, fils d’Urgan le Velu ; vous ?tes grand et velu comme lui, et vous ressemblez assez ? votre p?re ».

Quand il entra dans le bourg, jouant de sa massue, valets et ?cuyers s’amass?rent sur son passage, le pourchassant comme un loup : « Voyez le fol ! hu ! hu ! et hu! » Ils lui lancent des pierres, l’assaillent de leurs b?tons ; mais il leur tient t?te en gambadant et se laisse faire : si on l’attaque ? sa gauche, il se retourne et frappe ? sa droite.

Au milieu des rires et des hu?es, tra?nant apr?s lui la foule ameut?e, il parvint au seuil de la porte o?, sous le dais, aux c?t?s de la reine, le roi Marc ?tait assis. Il approcha de la porte, pendit la massue ? son cou et entra. Le roi le vit, et dit : « Voil? un bon compagnon ; faites-le approcher ». On l’am?ne, la massue au cou : « Ami, soyez le bienvenu ! » Tristan r?pondit, de sa voix ?trangement contrefaite : « Sire, bon et noble entre tous les rois, je le savais, qu’? votre vue mon coeur se fondrait de tendresse. Dieu vous prot?ge, beau sire ! – Ami, qu’?tes-vous venu qu?rir c?ans ? – Iseut, que j’ai tant aim?e. J’ai une soeur que je vous am?ne, la tr?s belle Brunehaut. La reine vous ennuie, essayez de celle-ci : faisons l’?change, je vous donne ma soeur, baillez-moi Iseut, je la prendrai et vous servirai par amour ». Le roi s’en rit et dit au fou : « Si je te donne la reine, qu’en voudras-tu faire ? O? l’emm?neras-tu ? – L?-haut, entre le ciel et la nue, dans ma belle maison de verre. Le soleil la traverse de ses rayons, les vents ne peuvent l’?branler ; j’y porterai la reine en une chambre de cristal, toute fleurie de roses, toute lumineuse au matin quand le soleil la frappe ».

Le roi et ses barons se dirent entre eux : « Voil? un bon fou, habile en paroles ! » Il s’?tait assis sur un tapis et regardait tendrement Iseut. « Ami, lui dit Marc, d’o? te vient l’espoir que ma dame prendra garde ? un fou hideux comme toi ? – Sire, j’y ai bien droit ; j’ai accompli pour elle maint travail, et c’est par elle que je suis devenu fou. – Qui donc es-tu ? – Je suis Tristan, celui qui a tant aim? la reine, et qui l’aimera jusqu’? la mort ».

? ce nom, Iseut soupira, changea de couleur, et courrouc?e lui dit : « Va-t’en ! Qui t’a fait entrer c?ans ? Va-t’en, mauvais fou ! Le fou remarqua sa col?re et dit : « Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du jour o?, navr? par l’?p?e empoisonn?e du Morholt, emportant ma harpe sur la mer, j’ai ?t? pouss? vers vos rivages ? Vous m’avez gu?ri. Ne vous en souvient-il plus, reine ? » Iseut r?pondit : « Va-t’en d’ici, fou, ni tes jeux ne me plaisent, ni toi ». Aussit?t le fou se retourna vers les barons, les chassa vers la porte en criant : « Folles gens, hors d’ici ! Laissez-moi seul tenir conseil avec Iseut ; car je suis venu c?ans pour l’aimer ».

Le roi s’en rit, Iseut rougit : « Sire, chassez ce fou! » Mais le fou reprit de sa voix ?trange : « Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du grand dragon que j’ai occis en votre terre ? J’ai cach? sa langue dans ma chausse, et, tout br?l? par son venin, je suis tomb? pr?s du mar?cage. J’?tais alors un merveilleux chevalier!… Et j’attendais la mort, quand vous m’avez secouru ». Iseut r?pond : « Tais-toi, tu fais injure aux chevaliers, car tu n’es qu’un fou de naissance. Maudits soient les mariniers qui t’apport?rent ici, au lieu de te jeter dans la mer ! » Le fou ?clata de rire et poursuivit : « Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du bain o? vous vouliez me tuer de mon ?p?e ? Et du conte du cheveu d’or qui vous apaisa ? Et comment je vous ai d?fendue contre le s?n?chal couard ? – Taisez-vous, m?chant conteur ! Pourquoi venez-vous ici d?biter vos songeries ? Vous ?tiez ivre hier soir, sans doute, et l’ivresse vous a donn? ces r?ves. – C’est vrai, je suis ivre, et de telle boisson que jamais cette ivresse ne se dissipera. Reine Iseut, ne vous souvient-il pas de ce jour si beau, si chaud sur la haute mer ? Vous aviez soif, ne vous en souvient-il pas, fille de roi ? Nous b?mes tous deux au m?me hanap. Depuis, j’ai toujours ?t? ivre et d’une mauvaise ivresse… ».

Quand Iseut entendit ces paroles qu’elle seule pouvait comprendre, elle se cacha la t?te dans son manteau, se leva et voulut s’en aller. Mais le roi la retint par sa chape d’hermine et la fit rasseoir ? ses c?t?s : « Attendez un peu, Iseut amie, que nous entendions ces folies jusqu’au bout. Fou, quel m?tier sais-tu faire ? – J’ai servi des rois et des comtes. – En v?rit?, sais-tu chasser aux chiens ? aux oiseaux ? – Certes, quand il me pla?t de chasser en for?t, je sais prendre, avec mes l?vriers, les grues qui volent dans les nu?es ; avec mes limiers, les cygnes, les oies bises ou blanches, les pigeons sauvages ; avec mon arc, les plongeons et les butors ! »

Tous s’en rirent bonnement, et le roi demanda : « Et que prends-tu, fr?re, quand tu chasses au gibier de rivi?re ? – Je prends tout ce que je trouve ; avec mes autours, les loups des bois et les grands ours ; avec mes gerfauts, les sangliers ; avec mes faucons, les chevreuils et les daims ; les renards, avec mes ?perviers ; les li?vres, avec mes ?merillons. Et quand je rentre chez qui m’h?berge, je sais bien jouer de la massue, partager les tisons entre les ?cuyers, accorder ma harpe et chanter en musique, et aimer les reines, et jeter par les ruisseaux des copeaux bien taill?s. En v?rit? ne suis-je pas bon m?nestrel ? Aujourd’hui, vous avez vu comme je sais m’escrimer du b?ton. » Et il frappe de sa massue autour de lui. « Allez-vous en d’ici, crie-t-il, seigneurs cornouaillais ! Pourquoi rester encore ? N’avez-vous pas d?j? mang? ? N’?tes-vous pas repus ? » Le roi, s’?tant diverti du fou, demanda son destrier et ses faucons et emmena en chasse chevaliers et ?cuyers. « Sire, lui dit Iseut, je me sens lasse et dolente. Permettez que j’aille reposer dans ma chambre ; je ne puis ?couter plus longtemps ces folies ».

Elle se retira toute pensive en sa chambre, s’assit sur son lit et mena grand deuil : « Ch?tive ! pourquoi suis-je n?e ? J’ai le coeur lourd et marri. Brangien, ch?re soeur, ma vie est si ?pre et si dure que mieux me vaudrait la mort ! Il y a l? un fou, tondu en croix, venu c?ans ? la male heure : ce fou, ce jongleur est enchanteur ou devin, car il sait de point en point mon ?tre et ma vie ; il sait des choses que nul ne sait hormis vous, moi et Tristan ; il les sait, le truand, par enchantement et sortil?ge ». Brangien r?pondit : « Ne serait-ce pas Tristan lui-m?me ? – Non, car Tristan est beau et le meilleur des chevaliers ; mais cet homme est hideux et contrefait. Maudit soit-il de Dieu ! Maudite soit l’heure o? il est n?, et maudite la nef qui l’apporta, au lieu de le noyer l? dehors, sous les vagues profondes ! – Apaisez-vous, dame, dit Brangien. Vous savez trop bien, aujourd’hui, maudire et excommunier. O? donc avez-vous appris tel m?tier ? Mais peut-?tre cet homme serait-il le messager de Tristan ? – Je ne crois pas, je ne l’ai pas reconnu. Mais allez le trouver, belle amie, parlez-lui, voyez si vous le reconna?trez ». Brangien s’en fut vers la salle o? le fou, assis sur un banc, ?tait seul rest?. Tristan la reconnut, laissa tomber sa massue et lui dit : « Brangien, franche Brangien, je vous conjure par Dieu, ayez piti? de moi ! – Vilain fou, quel diable vous a enseign? mon nom ? – Belle, d?s longtemps je l’ai appris ! Par mon chef, qui nagu?re fut blond, si la raison s’est enfuie de cette t?te, c’est vous, belle, qui en ?tes cause. N’est-ce pas vous qui deviez garder le breuvage que je bus sur la haute mer ? J’en bus ? la grande chaleur, dans un hanap d’argent, et je le tendis ? Iseut. Vous seule l’avez su, belle ; ne vous en souvient-il plus ? – Non ! » r?pondit Brangien, et, toute troubl?e, elle se rejeta vers la chambre d’Iseut ; mais le fou se pr?cipita derri?re elle, criant : « Piti? ! » Il entre, il voit Iseut, s’?lance vers elle, les bras tendus, veut la serrer sur sa poitrine ; mais, honteuse, mouill?e d’une sueur d’angoisse, elle se rejette en arri?re, l’esquive, et, voyant qu’elle ?vite son approche, Tristan tremble de vergogne et de col?re, se recule vers la paroi, pr?s de la porte ; et de sa voix toujours contrefaite : « Certes, dit-il, j’ai v?cu trop longtemps, puisque j’ai vu le jour o? Iseut me repousse, ne daigne m’aimer, me tient pour vil ! Ah ! Iseut, qui bien aime, tard oublie ! Iseut, c’est une chose belle et pr?cieuse qu’une source abondante qui s’?panche et court ? flots larges et clairs : le jour o? elle se dess?che, elle ne vaut plus rien : tel un amour qui tarit ». Iseut r?pondit : « Fr?re, je vous regarde, je doute, je tremble, je ne sais, je ne reconnais pas Tristan. – Reine Iseut, je suis Tristan, celui qui vous a tant aim?e. Ne vous souvient-il pas du nain qui sema la farine entre nos lits ? et du bond que je fis et du sang qui coula de ma blessure ? Et du pr?sent que je vous adressai, le chien Petit-Cr? au grelot magique ? Ne vous souvient-il pas des morceaux de bois bien taill?s que je jetais au ruisseau ? » Iseut le regarde, soupire, ne sait que dire et que croire, voit bien qu’il sait toutes choses, mais ce serait folie d’avouer qu’il est Tristan ; et Tristan lui dit : « Dame reine, je sais bien que vous vous ?tes retir?e de moi et je vous accuse de trahison. J’ai connu, pourtant, belle, des jours o? vous m’aimiez d’amour. C’?tait dans la for?t profonde, sous la loge de feuillage. Vous souvient-il encore du jour o? je vous donnai mon bon chien Husdent ? Ah ! celui-l? m’a toujours aim?, et pour moi il quitterait Iseut la Blonde. O? est-il ? Qu’en avez-vous fait ? Lui, du moins, il me reconna?trait. – Il vous reconna?trait ? Vous dites folie ; car, depuis que Tristan est parti, il reste l?-bas, couch? dans sa niche, et s’?lance contre tout homme qui s’approche de lui. Brangien, amenez-le moi ». Brangien l’am?ne. « Viens ??, Husdent, dit Tristan ; tu ?tais ? moi, je te reprends ». Quand Husdent entend sa voix, il fait voler sa laisse des mains de Brangien, court ? son ma?tre, se roule ? ses pieds, l?che ses mains, aboie de joie. « Husdent, s’?crie le fou, b?nie soit, Husdent, la peine que j’ai mise ? te nourrir ! Tu m’as fait meilleur accueil que celle que j’aimais tant. Elle ne veut pas me reconna?tre : reconna?tra-t-elle seulement cet anneau qu’elle me donna jadis, avec des pleurs et des baisers, au jour de la s?paration ? Ce petit anneau de jaspe ne m’a gu?re quitt? : souvent je lui ai demand? conseil dans mes tourments, souvent j’ai mouill? ce jaspe vert de mes larmes chaudes ».

Iseut a vu l’anneau. Elle ouvre ses bras tout grands : « Me voici ! Prends-moi, Tristan ! » Alors Tristan cessa de contrefaire sa voix : « Amie, comment m’as-tu si longtemps pu m?conna?tre, plus longtemps que ce chien ? Qu’importe cet anneau ? Ne sens-tu pas qu’il m’aurait ?t? plus doux d’?tre reconnu au seul rappel de nos amours pass?es ? Qu’importe le son de ma voix ? C’est le son de mon coeur que tu devais entendre. – Ami, dit Iseut, peut-?tre l’ai-je entendu plus t?t que tu ne penses ; mais nous sommes envelopp?s de ruses : devais-je comme ce chien suivre mon d?sir, au risque de te faire prendre et tuer sous mes yeux ? Je me gardais et je te gardais. Ni le rappel de ta vie pass?e, ni le son de ta voix, ni cet anneau m?me ne me prouvent rien, car ce peuvent ?tre les jeux m?chants d’un enchanteur. Je me rends pourtant, ? la vue de l’anneau : n’ai-je pas jur? que, sit?t que je le reverrais, duss?-je me perdre, je ferais toujours ce que tu me manderais, que ce f?t sagesse ou folie ? Sagesse ou folie, me voici ; prends-moi, Tristan ! »

Elle tomba p?m?e sur la poitrine de son ami. Quand elle revint ? elle, Tristan la tenait embrass?e et baisait ses yeux et sa face. Il entre avec elle sous la courtine. Entre ses bras il tient la reine. Pour s’amuser du fou, les valets l’h?berg?rent sous les degr?s de la salle, comme un chien dans un chenil. Il endurait doucement leurs railleries et leurs coups, car parfois, reprenant sa forme et sa beaut?, il passait de son taudis ? la chambre de la reine. Mais, apr?s quelques jours ?coul?s, deux chambri?res soup?onn?rent la fraude ; elles avertirent Andret, qui aposta devant les chambres des femmes trois espions bien arm?s. Quand Tristan voulut franchir la porte : « Arri?re, fou, cri?rent-ils, retourne te coucher sur ta botte de paille ! – Eh quoi, beaux seigneurs, dit le fou, ne faut-il pas que j’aille ce soir embrasser la reine ? Ne savez-vous pas qu’elle m’aime et qu’elle m’attend ? » Tristan brandit sa massue ; ils eurent peur et le laiss?rent entrer. Il prit Iseut entre ses bras : « Amie, il me faut fuir d?j?, car bient?t je serais d?couvert. Il me faut fuir et jamais sans doute je ne reviendrai. Ma mort est prochaine : loin de vous, je mourrai de mon d?sir. – Ami, ferme tes bras et accole-moi si ?troitement que, dans cet embrassement, nos deux coeurs se rompent et nos ?mes s’en aillent ! Emm?ne-moi au pays fortun? dont tu parlais jadis : au pays dont nul ne retourne, o? des musiciens insignes chantent des chants sans fin. Emm?ne-moi ! – Oui, je t’emm?nerai au pays fortun? des Vivants. Le temps approche ; n’avons-nous pas bu d?j? toute mis?re et toute joie ? Le temps approche ; quand il sera tout accompli, si je t’appelle, Iseut, viendras-tu ? – Ami, appelle-moi ! Tu le sais, que je viendrai ! – Amie ! Que Dieu t’en r?compense! » Lorsqu’il franchit le seuil, les espions se jet?rent contre lui. Mais le fou ?clata de rire, fit tourner sa massue, et dit : « Vous me chassez, beaux seigneurs ; ? quoi bon ? Je n’ai plus que faire c?ans, puisque ma dame m’envoie au loin pr?parer la maison claire que je lui ai promise, la maison de cristal, fleurie de roses, lumineuse au matin quand reluit le soleil ! – Va-t’en donc, fou, ? la male heure ! » Les valets s’?cart?rent, et le fou, sans se h?ter, s’en fut en dansant.

XIX
La mort

A peine ?tait-il revenu en Petite-Bretagne, ? Carhaix, il advint que Tristan, pour porter aide ? son cher compagnon Kaherdin, guerroya un baron nomm? Bedalis. Il tomba dans une embuscade dress?e par Bedalis et ses fr?res. Tristan tua les sept fr?res. Mais lui-m?me fut bless? d’un coup de lance, et la lance ?tait empoisonn?e. Il revint ? grand’peine jusqu’au ch?teau de Carhaix et fit appareiller ses plaies. Les m?decins vinrent en nombre, mais nul ne sut le gu?rir du venin, car ils ne le d?couvrirent m?me pas. Ils ne surent faire aucun empl?tre pour attirer le poison au dehors ; vainement ils battent et broient leurs racines, cueillent des herbes, composent des breuvages : Tristan ne fait qu’empirer, le venin s’?pand par son corps, il bl?mit et ses os commencent ? se d?couvrir. Il sentit que sa vie se perdait, il comprit qu’il fallait mourir. Alors, il voulut revoir Iseut la Blonde. Mais comment aller vers elle ? Il est si faible que la mer le tuerait ; et si m?me il parvenait en Cornouailles, comment y ?chapper ? ses ennemis ? Il se lamente, le venin l’angoisse, il attend la mort. Il manda Kaherdin en secret pour lui d?couvrir sa douleur, car tous deux s’aimaient de loyal amour. Il voulut que personne ne rest?t dans sa chambre, hormis Kaherdin, et m?me que nul ne se t?nt dans les salles voisines. Iseut, sa femme, s’?merveilla en son coeur de cette ?trange volont?. Elle en fut toute effray?e et voulut entendre l’entretien. Elle vint s’appuyer en dehors de la chambre, contre la paroi qui touchait au lit de Tristan. Elle ?coute ; un de ses fid?les, pour que nul ne la surprenne, guette au dehors. Tristan rassemble ses forces, se redresse, s’appuie contre la muraille, Kaherdin s’assied pr?s de lui, et tous deux pleurent ensemble, tendrement. Ils pleurent leur bon compagnonnage d’armes, si t?t rompu, leur grande amiti? et leurs amours ; et l’un se lamente sur l’autre.

« Beau doux ami, dit Tristan, je suis sur une terre ?trang?re, o? je n’ai ni parent, ni ami, vous seul except? ; vous seul, en cette contr?e, m’avez donn? joie et consolation. Je perds ma vie, je voudrais revoir Iseut la Blonde. Mais comment, par quelle ruse lui faire conna?tre mon besoin ? Ah ! Si je savais un messager qui voul?t aller vers elle, elle viendrait, tant elle m’aime ! Kaherdin, beau compagnon, par notre amiti?, par la noblesse de votre coeur, par notre compagnonnage, je vous en requiers : tentez pour moi cette aventure, et si vous emportez mon message, je deviendrai votre homme-lige et vous aimerai par-dessus tous les hommes ».

Kaherdin voit Tristan pleurer, se d?conforter, se plaindre ; son coeur s’amollit de tendresse ; il r?pond doucement, par amour : « Beau compagnon, ne pleurez plus ; je ferai tout votre d?sir. Certes, ami, pour l’amour de vous je me mettrais en aventure de mort. Nulle d?tresse, nulle angoisse ne m’emp?chera de faire selon mon pouvoir. Dites ce que vous voulez mander ? la reine, et je fais mes appr?ts ». Tristan r?pondit : « Ami, soyez remerci? ! Or, ?coutez ma pri?re. Prenez cet anneau : c’est une enseigne entre elle et moi. Et quand vous arriverez en sa terre, faites-vous passer ? la cour pour un marchand. Pr?sentez-lui des ?toffes de soie, faites qu’elle voie cet anneau : aussit?t elle cherchera une ruse pour vous parler en secret. Alors dites-lui que mon coeur la salue ; que, seule, elle peut me porter r?confort ; dites-lui que, si elle ne vient pas, je meurs ; dites-lui qu’il lui souvienne de nos plaisirs pass?s, et des grandes peines, et des grandes tristesses, et des joies, et des douceurs de notre amour loyal et tendre ; qu’il lui souvienne du breuvage que nous b?mes ensemble sur la mer ; ah ! C’est notre mort que nous avons bue ! Qu’il lui souvienne du serment que je lui fis de n’aimer jamais qu’elle : j’ai tenu cette promesse ! »

Derri?re la paroi, Iseut aux Blanches Mains entendit ces paroles ; elle d?faillit presque.

«H?tez-vous, compagnon, et revenez bient?t vers moi ; si vous tardez, vous ne me reverrez plus. Prenez un terme de quarante jours et ramenez Iseut la Blonde. Cachez votre d?part ? votre soeur, ou dites que vous allez qu?rir un m?decin. Vous emm?nerez ma belle nef ; prenez avec vous deux voiles, l’une blanche, l’autre noire. Si vous ramenez la reine Iseut, dressez au retour la voile blanche ; et si vous ne la ramenez pas, cinglez avec la voile noire. Ami, je n’ai plus rien ? vous dire : que Dieu vous guide et vous ram?ne sain et sauf ! »

Il soupire, pleure et se lamente, et Kaherdin pleure pareillement, baise Tristan et prend cong?. Au premier vent il se mit en mer. Les mariniers hal?rent les ancres, dress?rent la voile, cingl?rent par un vent l?ger, et leur proue trancha les vagues hautes et profondes. Ils emportaient de riches marchandises : des draps de soie teints de couleurs rares, de la belle vaisselle de Tours, des vins de Poitou, des gerfauts d’Espagne, et par cette ruse Kaherdin pensait parvenir aupr?s d’Iseut. Huit jours et huit nuits, ils fendirent les vagues et vogu?rent ? pleines voiles vers la Cornouailles.

Col?re de femme est chose redoutable, et que chacun s’en garde ! L? o? une femme aura le plus aim?, l? aussi elle se vengera le plus cruellement. L’amour des femmes vient vite, et vite vient leur haine ; et leur inimiti?, une fois venue, dure plus que l’amiti?. Elles savent temp?rer l’amour, mais non la haine. Debout contre la paroi, Iseut aux Blanches Mains avait entendu chaque parole. Elle avait tant aim? Tristan!… Elle connaissait enfin son amour pour une autre. Elle retint les choses entendues ; si elle le peut un jour, comme elle se vengera sur ce qu’elle aime le plus au monde ! Pourtant, elle n’en fit nul semblant, et d?s qu’on rouvrit les portes, elle entra dans la chambre de Tristan, et, cachant son courroux, continua de le servir et de lui faire belle ch?re, ainsi qu’il sied ? une amante. Elle lui parlait doucement, le baisait sur les l?vres, et lui demandait si Kaherdin reviendrait bient?t avec le m?decin qui devait le gu?rir… Mais toujours elle cherchait sa vengeance. Kaherdin ne cessa de naviguer, tant qu’il jeta l’ancre dans le port de Tintagel.

Il prit sur son poing un grand autour, il prit un drap de couleur rare, une coupe bien cisel?e : il en fit pr?sent au roi Marc et lui demanda courtoisement sa sauvegarde et sa paix, afin qu’il p?t trafiquer en sa terre, sans craindre nul dommage de chambellan ni de vicomte. Et le roi le lui octroya devant tous les hommes de son palais. Alors, Kaherdin offrit ? la reine un fermail ouvr? d’or fin : « Reine, dit-il, l’or en est bon », et, retirant de son doigt l’anneau de Tristan, il le mit ? c?t? du joyau. « Voyez, reine ; l’or de ce fermail est plus riche et pourtant l’or de cet anneau a bien son prix ».

Quand Iseut reconnut l’anneau de jaspe vert, son coeur fr?mit et sa couleur mua, et, redoutant ce qu’elle allait ou?r, elle attira Kaherdin ? l’?cart, pr?s d’une crois?e, comme pour mieux voir et marchander l’anneau. Kaherdin lui dit simplement : « Dame, Tristan est bless? d’une ?p?e empoisonn?e et va mourir. Il vous mande que, seule, vous pouvez lui porter r?confort. Il vous rappelle les grandes peines et les douleurs subies ensemble. Gardez cet anneau, il vous le donne ».

Iseut r?pondit, d?faillante : « Ami, je vous suivrai. Demain, au matin, que votre nef soit pr?te ? l’appareillage ». Le lendemain, au matin, la reine dit qu’elle voulait chasser au faucon et fit pr?parer ses chiens et ses oiseaux. Mais le duc Andret, qui toujours guettait, l’accompagna. Quand ils furent aux champs, non loin du rivage de la mer, un faisan s’enleva. Andret laissa aller un faucon pour le prendre, mais le temps ?tait clair et beau, le faucon s’essora et disparut. « Voyez, sire Andret, dit la reine, le faucon s’est perch? l?-bas, au port, sur le m?t d’une nef que je ne connaissais pas. ? qui est-elle ? – Dame, fit Andret, c’est la nef de ce marchand de Bretagne qui hier vous fit pr?sent d’un fermail d’or. Allons-y reprendre notre faucon ».

Kaherdin avait jet? une planche, comme un ponceau, de sa nef au rivage. Il vint ? la rencontre de la reine : « Dame, s’il vous plaisait, vous entreriez dans ma nef, et je vous montrerais mes riches marchandises. – Volontiers, sire », dit la reine. Elle descend de cheval, va droit ? la planche, la traverse, entre dans la nef. Andret veut la suivre, et s’engage sur la planche : mais Kaherdin, debout sur le plat bord, le frappe de son aviron ; Andret tr?buche et tombe dans la mer. Il veut se reprendre ; Kaherdin le refrappe ? coups d’aviron et le rabat sous les eaux, et crie : « Meurs, tra?tre ! Voici ton salaire pour tout le mal que tu as fait souffrir ? Tristan et ? la reine Iseut ! » Ainsi Dieu vengea les amants des f?lons qui les avaient tant ha?s ! Tous quatre sont morts : Guenelon, Gondo?ne, Denoalen, Andret.

L’ancre ?tait relev?e, le m?t dress?, la voile tendue. Le vent frais du matin bruissait dans les haubans et gonflait les toiles. Hors du port, vers la haute mer toute blanche et lumineuse au loin sous les rais du soleil, la nef s’?lan?a. A Carhaix, Tristan languit. Il convoite la venue d’Iseut. Rien ne le conforte plus, et, s’il vit encore, c’est qu’il l’attend. Chaque jour, il envoyait au rivage, guetter si la nef revenait, et la couleur de sa voile ; nul autre d?sir ne lui tenait plus au coeur. Bient?t il se fit porter sur la falaise de Penmarch, et, si longtemps que le soleil se tenait encore ? l’horizon, il regardait au loin la mer.

?coutez, seigneurs, une aventure douloureuse, pitoyable ? tous ceux qui aiment. D?j? Iseut approchait ; d?j? la falaise de Penmarch surgissait au loin, et la nef cinglait plus joyeuse. Un vent d’orage grandit tout ? coup, frappe droit contre la voile et fait tourner la nef sur elle-m?me. Les mariniers courent au lof, et contre leur gr? virent vent arri?re. Le vent fait rage, les vagues profondes s’?meuvent, l’air s’?paissit en t?n?bres, la mer noircit, la pluie s’abat en rafales[64]. Haubans et boulines se rompent, les mariniers baissent la voile et louvoient au gr? de l’onde et du vent ; ils avaient, pour leur malheur, oubli? de hisser ? bord la barque amarr?e ? la poupe et qui suivait le sillage de la nef. Une vague la brise et l’emporte.

Iseut s’?crie : « H?las ! Ch?tive ! Dieu ne veut pas que je vive assez pour voir Tristan, mon ami, une fois encore, une fois seulement ; il veut que je sois noy?e en cette mer. Tristan, si je vous avais parl? une fois encore, je me soucierais peu de mourir apr?s. Ami, si je ne viens pas jusqu’? vous, c’est que Dieu ne le veut pas, et c’est ma pire douleur. Ma mort ne m’est rien : puisque Dieu le veut, je l’accepte ; mais, ami, quand vous le saurez, vous mourrez, je le sais bien. Notre amour est de telle guise que vous ne pouvez mourir sans moi, ni moi sans vous. Je vois votre mort devant moi en m?me temps que la mienne. H?las ! Ami, j’ai failli ? mon d?sir : il ?tait de mourir dans vos bras, d’?tre ensevelie dans votre cercueil ; mais nous y avons failli. Je vais mourir seule, et sans vous, dispara?tre dans la mer. Peut-?tre vous ne saurez pas ma mort, vous vivrez encore, attendant toujours que je vienne. Si Dieu le veut, vous gu?rirez m?me… Ah ! peut-?tre apr?s moi vous aimerez une autre femme, vous aimerez Iseut aux Blanches Mains ! Je ne sais ce qui sera de vous : pour moi, ami, si je vous savais mort, je ne vivrais gu?re apr?s. Que Dieu nous accorde, ami, ou que je vous gu?risse, ou que nous mourions tous deux d’une m?me angoisse ! »

Ainsi g?mit la reine, tant que dura la tourmente. Mais apr?s cinq jours, l’orage s’apaisa. Au plus haut du m?t Kaherdin hissa joyeusement la voile blanche, afin que Tristan reconn?t de plus loin sa couleur. D?j? Kaherdin voit la Bretagne… H?las ! Presque aussit?t le calme suivit la temp?te, la mer devint douce et toute plate, le vent cessa de gonfler la voile, et les mariniers louvoy?rent vainement en amont et en aval, en avant et en arri?re. Au loin ils apercevaient la c?te, mais la temp?te avait emport? leur barque, en sorte qu’ils ne pouvaient atterrir. ? la troisi?me nuit, Iseut songea qu’elle tenait en son giron la t?te d’un grand sanglier qui honnissait sa robe de sang, et connut par l? qu’elle ne reverrait plus son ami vivant.

Tristan ?tait trop faible d?sormais pour veiller encore sur la falaise de Penmarch, et depuis de longs jours, enferm? loin du rivage, il pleurait pour Iseut qui ne venait pas. Dolent et las, il se plaint, soupire, s’agite ; peu s’en faut qu’il ne meure de son d?sir. Enfin, le vent fra?chit et la voile blanche apparut. Alors, Iseut aux Blanches Mains se vengea. Elle vient vers le lit de Tristan et dit : « Ami, Kaherdin arrive. J’ai vu sa nef en mer : elle avance ? grand’peine ; pourtant je l’ai reconnue ; puisse-t-il apporter ce qui doit vous gu?rir! » Tristan tressaille : « Amie belle, vous ?tes s?re que c’est sa nef ? Or, dites-moi comment est la voile. – Je l’ai bien vue, ils l’ont ouverte et dress?e tr?s haut, car ils ont peu de vent. Sachez qu’elle est toute noire ».

Tristan se tourna vers la muraille et dit : « Je ne puis retenir ma vie plus longtemps ». Il dit trois fois : « Iseut, amie! ». ? la quatri?me, il rendit l’?me. Alors, par la maison, pleur?rent les chevaliers, les compagnons de Tristan. Ils l’?t?rent de son lit, l’?tendirent sur un riche tapis et recouvrirent son corps d’un linceul. Sur la mer, le vent s’?tait lev? et frappait la voile en plein milieu. Il poussa la nef jusqu’? la terre. Iseut la Blonde d?barqua. Elle entendit de grandes plaintes par les rues, et les cloches sonner aux moutiers, aux chapelles. Elle demande aux gens du pays pourquoi ces glas, pourquoi ces pleurs. Un vieillard lui dit : « Dame, nous avons une grande douleur. Tristan, le franc, le preux, est mort. Il ?tait large aux besoigneux, secourable aux souffrants. C’est le pire d?sastre qui soit jamais tomb? sur ce pays ».

Iseut l’entend, elle ne peut dire une parole. Elle monte vers le palais. Elle suit la rue, sa guimpe d?li?e. Les Bretons s’?merveillaient ? la regarder ; jamais ils n’avaient vu femme d’une telle beaut?. Qui est-elle ? D’o? vient-elle ? Aupr?s de Tristan, Iseut aux Blanches Mains, affol?e par le mal qu’elle avait caus?, poussait de grands cris sur le cadavre. L’autre Iseut entra et lui dit : « Dame, relevez-vous et laissez-moi approcher. J’ai plus de droits ? le pleurer que vous, croyez-m’en. Je l’ai plus aim? ».

Elle se tourna vers l’orient et pria Dieu. Puis elle d?couvrit un peu le corps, s’?tendit pr?s de lui, tout le long de son ami, lui baisa la bouche et la face, et le serra ?troitement : corps contre corps, bouche contre bouche, elle rend ainsi son ?me, elle mourut aupr?s de lui pour la douleur de son ami.

Quand le roi Marc apprit la mort des amants, il franchit la mer et, venu en Bretagne, fit ouvrer deux cercueils, l’un de chalc?doine pour Iseut, l’autre de b?ryl pour Tristan. Il emporta sur sa nef vers Tintagel leurs corps aim?s. Aupr?s d’une chapelle, ? gauche et ? droite de l’abside, il les ensevelit en deux tombeaux. Mais, pendant la nuit, de la tombe de Tristan jaillit une ronce verte et feu?llue, aux forts rameaux, aux fleurs odorantes, qui, s’?levant par-dessus la chapelle, s’enfon?a dans la tombe d’Iseut. Les gens du pays coup?rent la ronce : au lendemain elle rena?t, aussi verte, aussi fleurie, aussi vivace, et plonge encore au lit d’Iseut la Blonde. Par trois fois ils voulurent la d?truire ; vainement. Enfin, ils rapport?rent la merveille au roi Marc : le roi d?fendit de couper la ronce d?sormais.

Seigneurs, les bons trouv?res d’antan, B?roul, et Thomas, et monseigneur Eilhart et ma?tre Gottfried, ont cont? ce conte pour tous ceux qui aiment, non pour les autres. Ils vous mandent par moi leur salut. Ils saluent ceux qui sont pensifs et ceux qui sont heureux, les m?contents et les d?sireux, ceux qui sont joyeux et ceux qui sont troubl?s, tous les amants. Puissent-ils trouver ici consolation contre l’inconstance, contre l’injustice, contre le d?pit, contre la peine, contre tous les maux d’amour !

Ôðàíöóçñêî-ðóññêèé ñëîâàðü ê òåêñòó

Aa

abois m, pl – ëàé ñîáàê, çàòðàâèâøèõ çâåðÿ

absoudre – ïðîùàòü

accoler – îáíèìàòü; ñîåäèíÿòü; ðàñïîëàãàòü

al?rion m – áîëüøîé îð¸ë

amble m – èíîõîäü

amendise fóñòàð. âîçìåùåíèå

anneau m – êîëüöî

appareiller – ñíèìàòüñÿ ñ ÿêîðÿ, îòïëûâàòü

appr?t m – âûäåëêà

?pre – ñóðîâûé

arroi m – ñâèòà

assaillir – àòàêîâàòü; îñàæäàòü

assener – íàíåñòè (óäàð è ò.ï.)

Bb

ban m – ïóáëè÷íîå çàÿâëåíèå, îáúÿâëåíèå

bander – íàòÿãèâàòü (ëóê); ïåðåâÿçûâàòü

baume m – áàëüçàì

b?quille f – óïîð, ïîäïîðêà, êîñòûëü; äâåðíàÿ ðó÷êà

b?ryl m – áåðèëë

besant m – áèçàíòèé (âèçàíòèéñêàÿ ìîíåòà)

besogne f – ðàáîòà, òðóä; íóæäà

besogneux – íóæäàþùèéñÿ

bl?mir – áëåäíåòü

bliaut m – áëèî (äëèííàÿ òóíèêà)

bocage m – ðîùà

bondir – ïîäñêàêèâàòü, ïðûãíóòü; áðîñèòüñÿ

bouline f – áóëèíü, áåñåäî÷íûé óçåë

bourdon m – ïîñîõ

bourg m – ìåñòå÷êî, ãîðîäîê

boutoir m –êëûê

brachet m – îõîòíè÷üÿ ñîáàêà (ðàçíîâèäíîñòü ëåãàâîé)

branchage m – âåòâè

brandir – ðàçìàõèâàòü; óãðîæàòü

brasier m – ãîðÿùèå óãëè; ïûëàþùèé êîñò¸ð

bret?che fèñò. áàëêîí íà ôàñàäå ðàòóøè

breuvage m – íàïèòîê

brisure f – òðåùèíà, íàäëîì

brocher – òêàòü çîëîòîì; ïðèøïîðèâàòü

brou de noix m – êîðè÷íåâàÿ êðàñêà

buccin m – áóêöèíóì, âîåííàÿ òðóáà

b?mes (boire) – âûïèëè

butor m – âûïü

Cc

camelin móñòàð. êàìëîò (òêàíü)

car?ne fïîýòè÷. ñóäíî

c?ans – çäåñü, äîìà

ceignit (ceindre) – îïîÿñûâàë, îêðóæàë

cendal m – ø¸ëêîâàÿ òêàíü

chalc?doine – õàëöåäîí

chancel m – îãðàäà õîðîâ (â öåíòðå)

chape f – ïëàù

charbon m – óãîëü

chardon m – ÷åðòîïîëîõ

chastet? f – öåëîìóäðèå

chasuble föåðê. ðèçà

chat-huant m – íåÿñûòü

chatoyer – îòëèâàòü ðàçíûìè öâåòàìè, ñâåðêàòü

chausses f pl – ïîíîæè (äîñïåõè, çàùèùàâøèå íîãè âîèíà)

ch?tif – òùåäóøíûé, æàëêèé

chevaucher – åçäèòü âåðõîì, îñåäëàòü

chevet m – ïðîõîä ïîçàäè õîðîâ (â öåðêâè); èçãîëîâüå

cilice m – âëàñÿíèöà

cingler – ïëûòü; íàïðàâëÿòüñÿ ê; ñòåãàòü

complaire – óãîæäàòü

copeaux m – ñòðóæêà, îïèëêè

cornouaillais – êîðíóîëëñêèé

couard m – òðóñ

coudrier m – îðåøíèê

courroux m – ãíåâ

courroucer – ïðîãíåâàòü, ðàçãíåâàòü

courte-pointe f – ñò¸ãàíîå îäåÿëî

courtine f – çíàâåñ íàä äâåðüþ

cr?celle f – òðåùîòêà

cuissot m – çàäíèé îêîðîê (êàáàíà, îëåíÿ)

culbuter – îïðîêèäûâàòü; ðàçãðîìèòü; ïîëåòåòü êóáàðåì

Dd

daim m – ëàíü

damoiseau m – þíûé äâîðÿíèí, åù¸ íå äîñòèãøèé ðûöàðñêîãî çâàíèÿ

d?fi m – âûçîâ

d?grafer – îòñò¸ãèâàòü

denier m äåíüå (ñòàðèííàÿ ìîíåòà)

d?pecer – ðàçäåëûâàòü

d?pouiller – ñîäðàòü øêóðó

destrier m – áîåâîé êîíü

d?tresse f – áåäñòâèå, áåäà, ñêîðáü, òîñêà

devinaille f – çàãàäêà

Ee

?br?ch?e – çàçóáðåííûé, âûùåðáëåííûé

?carteler – ÷åòâåðòîâàòü

?chine f – õðåáåò, ïîçâîíî÷íèê

?chiquier m – øàõìàòíàÿ äîñêà

?corce f – êîðà, áåðåñòà

?cu m – ÷åòûð¸õóãîëüíûé (òðåóãîëüíûé) ùèò

?cuyer m – ìîëîäîé äâîðÿíèí, åù¸ íå ïðîøåäøèé ïîñâÿùåíèå â ðûöàðè

emb?che f – çàñàäà, êîçíè, ïîäâîõ

embuscade f – ëîâóøêà

(s’)embusquer – çàñåñòü â çàñàäó

?merillon m – êîá÷èê; âåðòëþã; êðþê

?moi m – ñìÿòåíèå, âîëíåíèå

engeance fóñòàð. îòðîäüå

entaille f – çàðóáêà, íàñå÷êà; ïîðåç, ðåçàíàÿ ðàíà

?parpiller – ðàññûïàòü, ðàçáðàñûâàòü

?pervier m – ÿñòðåá

?pier – ïîäñòåðåãàòü, âûñëåæèâàòü

ermite m – îòøåëüíèê

escarboucle f – êàðáóíêóë, ò¸ìíî-êðàñíûé ðóáèí

escarpement m – êðóòîé ñïóñê, îòêîñ

esquive f – óêëîíåíèå, óìîë÷àíèå

essarter – êîð÷åâàòü

Ff

falaise f – ïðèáðåæíûå îòâåñíûå ñêàëû

fange f – ãðÿçü

faucon m – ñîêîë

faux – êîñà

f?al m (f?aux pl) – âåðíûé, ïðåäàííûé ÷åëîâåê

f?lon m – ïðåäàòåëü, èçìåííèê

fermail m – ïðÿæêà

feuillu – ãóñòîëèñòâåííûé, ëèñòâåííûé

filet m – íèòü, ñåòü; ñòðóéêà

fl?au mïåðåí. áè÷, áåäñòâèå

fleur f de farine – êðóï÷àòêà (ìóêà)

flotter – ïëàâàòü, äåðæàòüñÿ íà ïîâåðõíîñòè

forcen? – íåèñòîâûé

forfait m – çëîäåÿíèå

fourbir – ÷èñòèòü äî áëåñêà

fourche f – âèëû; ðîãàòêà

franchise fóñòàð. ñâîáîäà, íåçàâèñèìîñòü

frein m – óäèëà

frondaison f – ëèñòâà

fusil m – îãíèâî

fuyard m – áåãëåö

Gg

gage m – çàêëàä, çàëîã, ñâèäåòåëüñòâî

gambader – ïðûãàòü, ðåçâèòüñÿ

garrot m – çàãðèâîê, õîëêà

gerfaut m – êðå÷åò

g?sir – ëåæàòü, ïîêîèòüñÿ (â ìîãèëå)

g?te m – æèëü¸, êðîâ, íî÷ëåã, ëîãîâî

gla?on m – ëåäûøêà

glas m – (ïîõîðîííûé) çâîí

gonelle f – ïðîñòîðíîå ïëàòüå (ïîäîáíîå ìîíàøåñêîìó îäåÿíèþ)

gonfanon m – âîåííîå çíàìÿ, ñâÿùåííàÿ õîðóãâü

grappe f – ãðîçäü, êèñòü, êó÷êà, ãðóïïà

grelot m – áóáåí÷èê

grief m – æàëîáà, ïðåòåíçèÿ

grillage m – æàðåíüå, îáæèã; ðåø¸òêà

guerroyer – âîåâàòü

guette f – ðàñêîñ; ñòîðîæåâàÿ áàøíÿ

guetteur m – ÷àñîâîé, íàáëþäàòåëü

guimpe f – íàãðóäíèê, øåìèçåòêà

guivre f – çìåé

Hh

hallier m – çàðîñëè êóñòàðíèêà

hanap m – óñòàð. ÷àøà, êóáîê

harnacher – íàäåâàòü ñáðóþ

hauban m – îòòÿæêà, øòàã

haubert m – êîëü÷óãà

heaume m – øëåì, øèøàê

h?berger – ïðèþòèòü

h?raut m – ãëàøàòàé

hermine f – ãîðíîñòàé

h?re m – áåäíÿê

honnir – ïîçîðèòü

hormis – êðîìå, çà èñêëþ÷åíèåì

hutte f – óñòàð. õèæèíà, ëà÷óãà

Ii

imposture f – îáìàí, ñàìîçâàíñòâî

inconstance f – íåïîñòîÿíñòâî, íåâåðíîñòü

inerte – áåçæèçíåííûé; íåïîäâèæíûé

Jj

jarret m – ïîäêîëåíîê; ñêàêàòåëüíûé ñóñòàâ

jaspe m – ÿøìà

joncher – óñûïàòü, óñåèâàòü, óñòèëàòü

jongleur m – æîíãë¸ð, ìåíåñòðåëü

Ll

lai m – ëå (íåáîëüøàÿ ïîýìà, èñïîëíÿåìàÿ ïîä ìóçûêó)

lambeaux m, pl – ëîõìîòüÿ

lame f – óñòàð. êëèíîê

(se) lamenter – æàëîâàòüñÿ

lande f – ëàíäû, ïåñ÷àíûå ðàâíèíû

languir – èçíûâàòü

lapis-lazuli m – ëàçóðèò

larron m – âîð, ðàçáîéíèê

l?preux – ïðîêàæ¸ííûé

lever – âçèìàòü

l?vrier m – áîðçàÿ

limier m – èùåéêà (ñîáàêà)

livre f – ôóíò

lof m – íàâåòðåííàÿ ñòîðîíà

loriot m – èâîëãà

louange f – ïîõâàëà

loyal – âåðíûé, ïðåäàííûé

Mm

maint – íåîäíîêðàòíûé

mal?fice m – êîëäîâñòâî, ïîð÷à

mander – òðåáîâàòü, ïðèêàçûâàòü

mar?cage m – áîëîòî, òðÿñèíà

massacre mçäåñü: îëåíüÿ ãîëîâà

massue f – äóáèíà, ïàëèöà

m?sange f – ñèíèöà

mesnie f – äîìî÷àäöû; ïðèñëóãà

m?tairie fóñòàð., èñòîð. àðåíäà èñïîëó (èñïîëüùèíà)

meute f – ñâîðà

moutier m – óñòàð. ìîíàñòûðü

Nn

naseaux m, pl – íîçäðè

nef f – êîðàáëü

nuit?e f – óñòàð. íî÷ü

nuptial – áðà÷íûé, ñâàäåáíûé

Oo

occire – óñòàð. óáèâàòü

ost mèñò. âîéñêî

orf?vre m – þâåëèð

orfraie f – îðëàí

orfroi m – çîëîòàÿ (ñåðåáðÿíàÿ) îòäåëêà (ó ðèç)

orphelin m – ñèðîòà

octroyer – æàëîâàòü, äàðîâàòü

ou?r – ñëûøàòü; ñëóøàòü

Pp

paile m – äîðîãàÿ ø¸ëêîâàÿ òêàíü

palefroi m – ïàðàäíûé êîíü

(se) p?mer – ìëåòü

paonnet m – ïåøêà (â øàõìàòàõ)

papegaut m – ïîïóãàé

paroi f – ñòåíà; ïåðåãîðîäêà; áðîíÿ

pelisse f – øóáà

pennon m – ñòÿã

p?rir – ãèáíóòü

pertuis m – îòâåðñòèå, ïðî¸ì

philtre m – ëþáîâíûé íàïèòîê, ïðèâîðîòíîå çåëüå

pieu m – êîë, ñâàÿ

plaid mèñò. ñîáðàíèå, íà êîòîðîì êîðîëè îáúÿâëÿëè ñâîè ðåøåíèÿ; ñóäåáíîå ðàçáèðàòåëüñòâî

ployer – ãíóòü, ñãèáàòü, ñëîìèòü

prestement – ïðîâîðíî

preux m – õðàáðåö, ãåðîé

pr?valoir – îäåðæèâàòü âåðõ

prodige m – ÷óäî

propice – áëàãîïðèÿòíûé; ïîïóòíûé

prouesse f – õðàáðîñòü, ãåðîéñòâî, ïîäâèã

prud’homme m – äîáðûé ÷åëîâåê

puanteur f – çëîâîíèå, ñìðàä

Qq

qu?te f – ïîèñêè

Rr

repaire m – ëîãîâèùå

remords m – ñîæàëåíèå

r?ne f – âîææà

r?cif m – ðèô

repentance f – ðàñêàÿíèå, ïîêàÿíèå

repr?sailles f pl – ðåïðåññàëèè, âîçìåçäèå

requitter – ñíîâà îñòàâèòü

rescousse f – óñòàð. îòáèòèå (çàõâà÷åííîãî)

Ss

sanglier m – êàáàí

saut m – ñêà÷îê, ïðûæîê

scell? m – ïå÷àòü (adj. çàïå÷àòàííûé)

s?bile f – äåðåâÿííàÿ ÷àøêà

s?journer – ïðåáûâàòü, ïðîæèâàòü

semer – çàñåâàòü

s?n?chal m – ñåíåøàëü (êîðîëåâñêèé äâîðåöêèé)

s?n?chauss? fèñòîð. ñåíåøàëüñòâî

seoir – óñòàð. ñèäåòü

sinople m – çåë¸íûé öâåò (â ãåðàëüäèêå)

sortil?ge m – êîëäîâñòâî, ÷àðû

souiller – ïà÷êàòü ; îñêâåðíÿòü

sueur f – ïîò

Tt

th?riaque móñòàð. ïðîòèâîÿäèå

tinter – çâåíåòü, çâÿêàòü

tra?trise f – èçìåíà, ïðåäàòåëüñòâî

transpercer – ïðîòûêàòü

tr?fle m – êëåâåð

tresse f – ïðÿäü; êîñà (èç âîëîñ)

truand m – áðîäÿãà, íèùèé

Vv

vair m – óñòàð. áåëè÷èé ìåõ

vantance f – áàõâàëüñòâî

venaison f – ìÿñî èëè æèð êðóïíîé äè÷è

v?nerie f – ïñîâàÿ îõîòà

veneur m – ëîâ÷èé; ïñîâûé îõîòíèê

venimeux – ÿäîâèòûé, ÿçâèòåëüíûé, çëîé

venin m – ÿä; çëîáà, æåë÷ü

verger m – ôðóêòîâûé ñàä

vergogne f – ñòûä, ñðàì

verri?re f – âèòðàæ

vilement – ïîäëî, íèçêî

vilenie f – ãàäîñòü, íèçîñòü, ìåðçîñòü

Zz

zibeline f – ñîáîëü, ñîáîëèíûé ìåõ

Ïðèìå÷àíèÿ

1

s’?tant abattu – íàáðîñèâøèñü

(îáðàòíî)

2

sit?t – êàê òîëüêî

(îáðàòíî)

3

manier la lance – óìåëî îðóäîâàòü êîïü¸ì

(îáðàòíî)

4

? tenir la foi donn?e – äåðæàòü ñâî¸ ñëîâî

(îáðàòíî)

5

par?rent une barque – ñíàðÿäèëè ëîäêó

(îáðàòíî)

6

comment se doivent faire la cur?e et le forhu – êàê âûäåëÿòü äîëþ äëÿ ñîáàê è ïîäçûâàòü èõ ðîæêîì

(îáðàòíî)

7

en belle ordonnance – â õîðîøåì ïîðÿäêå

(îáðàòíî)

8

chanta des lais de harpe – çàïåë ïåñíè ïîä çâóêè àðôû

(îáðàòíî)

9

votre homme lige – âàø ïîääàííûé

(îáðàòíî)

10

sied (seoir)óñòàð. ñèäåòü; il sied – áûòü óìåñòíûì; áûòü ê ëèöó

(îáðàòíî)

11

? grand tort – íåñïðàâåäëèâî

(îáðàòíî)

12

se fut assis sous le dais – ñèäåë ïîä ñâîäîì

(îáðàòíî)

13

ressemblait au gerfaut – áûë ïîõîæ íà êðå÷åòà

(îáðàòíî)

14

le sang ruisselait – êðîâü ñòðóèëàñü

(îáðàòíî)

15

? grand d?confort – ñ áîëüøèìè òðóäíîñòÿìè

(îáðàòíî)

16

? tour de r?le – ïîî÷åð¸äíî

(îáðàòíî)

17

? son insu – áåç åãî âåäîìà, áåçîò÷¸òíî

(îáðàòíî)

18

qui lui donnerait des hoirs – êîòîðàÿ ðîäèëà áû åìó íàñëåäíèêîâ

(îáðàòíî)

19

n’entrerait en sa couche – íå âçîéä¸ò íà åãî ëîæå

(îáðàòíî)

20

? bon profit – ñ âûãîäîé

(îáðàòíî)

21

avec d?pit – ñ äîñàäîé

(îáðàòíî)

22

en moins de temps – â îäèí ìèã

(îáðàòíî)

23

paten?tre – ìîëèòâà «Îò÷å íàø»

(îáðàòíî)

24

devant le barnage assembl? – â ïðèñóòñòâèè ïðèäâîðíîé çíàòè

(îáðàòíî)

25

oignit son corps d'un baume – ñìàçàëà åãî òåëî áàëüçàìîì

(îáðàòíî)

26

Afin de racheter le m?fait… – ×òîáû èñêóïèòü ñâîþ âèíó…

(îáðàòíî)

27

le rayon de ses yeux – áëåñê åãî ãëàç

(îáðàòíî)

28

l’Ennemi – äüÿâîë

(îáðàòíî)

29

en ch?timent – â íàêàçàíèå

(îáðàòíî)

30

la gent menue – ìåëêèé ëþä

(îáðàòíî)

31

la serra dans un pan de sa gonelle – çàâåðíóë åãî (ÿçûê) â ïîëó ñâîåé îõîòíè÷üåé êóðòêè

(îáðàòíî)

32

Il conna?t les sept arts – îí ñâåäóù â ñåìè èñêóññòâàõ (ñîâîêóïíîñòü ïðåïîäàâàâøèõñÿ â ñðåäíåâåêîâûõ øêîëàõ íàóê)

(îáðàòíî)

33

par la puissance de Bugibus et de Noiron – âëàñòüþ Áóãèáóñà è Íóàðîíà (èìåíà áåñîâ)

(îáðàòíî)

34

prendre qn en croupe – ïîñàäèòü êîãî-ëèáî ñçàäè ñåáÿ (íà ëîøàäü)

(îáðàòíî)

35

jeta dans l’eau les copeaux et les branchages – áðîñàë â âîäó ñòðóæêó è âåòî÷êè

(îáðàòíî)

36

il entend le crissement de la fl?che, qui s'encoche dans la corde de l'arc – îí ñëûøèò, êàê ñêðèïèò ñòðåëà, âïðàâëÿåìàÿ â òåòèâó

(îáðàòíî)

37

b?nie soit cette heure ! – äà áóäåò áëàãîñëîâåí ýòîò ÷àñ!

(îáðàòíî)

38

Ils appel?rent le roi ? parlement – Îíè ïðèãëàñèëè êîðîëÿ äëÿ ïåðåãîâîðîâ

(îáðàòíî)

39

je vous en requirs – ÿ ïðîøó âàñ îá ýòîì

(îáðàòíî)

40

un bref sur parchemin – ïîñëàíèå íà ïåðãàìåíòå

(îáðàòíî)

41

faites ma volont? – èñïîëíè ìîþ âîëþ

(îáðàòíî)

42

A l’heure de primeóñòàð. â øåñòü ÷àñîâ óòðà (ïåðâûé êàíîíè÷åñêèé ÷àñ)

(îáðàòíî)

43

hormis – êðîìå, çà èñêëþ÷åíèåì

(îáðàòíî)

44

? grand ahan – ñ áîëüøèì òðóäîì

(îáðàòíî)

45

entrav? par un billot suspendu ? son cou – ïðèâÿçàâ ê å¸ øåå ÷óðáàí

(îáðàòíî)

46

C'est alors que Tristan fa?onna l'arc Qui-ne-faut… – Òîãäà-òî Òðèñòàí èçãîòîâèë ëóê «Áåç ïðîìàõà»…

(îáðàòíî)

47

hors d’haleine – çàïûõàâøèñü

(îáðàòíî)

48

tenir l’?trier ? qn – ïîäñàæèâàòü êîãî-ëèáî íà ëîøàäü

(îáðàòíî)

49

sauta en selle – âñêî÷èë â ñåäëî

(îáðàòíî)

50

chercher soud?es et aventures – â ïîèñêàõ ðàòíûõ ïîäâèãîâ è ïðèêëþ÷åíèé

(îáðàòíî)

51

si, au contraire, vous n'avez cure de mon service… – åñëè, íàïðîòèâ, âû ïðåíåáðåæ¸òå ìîåé ñëóæáîé…

(îáðàòíî)

52

garder Tristan comme soudoyer – îñòàâèòü Òðèñòàíà ó ñåáÿ íà ñëóæáå

(îáðàòíî)

53

Dieu t'en sache gr? ! – äà âîçíàãðàäèò òåáÿ Ãîñïîäü!

(îáðàòíî)

54

un riche drap de soie de Nic?e – áîãàòàÿ ø¸ëêîâàÿ òêàíü èç Íèêåè

(îáðàòíî)

55

les reliques des saints, retir?es des ?crins et des ch?sses – ìîùè ñâÿòûõ, èçâëå÷¸ííûå èç êîâ÷åæöåâ è ðàê

(îáðàòíî)

56

Petit-Cr? – «êîðîòûøêà», «ìàëûøêà»

(îáðàòíî)

57

peu lui chaut des deuils et des joies d’antan – íåò äåëà åé äî ðàäîñòåé è ïå÷àëåé áûëûõ âðåìåí

(îáðàòíî)

58

faire le d?g?t – íàíîñèòü óùåðá

(îáðàòíî)

59

tourna bride – ïîâåðíóë íàçàä

(îáðàòíî)

60

en telle guise que – òàêèì îáðàçîì, ÷òî…, ïîä âèäîì

(îáðàòíî)

61

il vous semond d'y consentir – îí óìîëÿåò âàñ íà ýòî ñîãëàñèòüñÿ

(îáðàòíî)

62

assoti – îäåðæèìûé ñòðàñòüþ

(îáðàòíî)

63

au ras de – íàãîëî

(îáðàòíî)

64

en rafales – ïîðûâàìè

(îáðàòíî)

Îãëàâëåíèå

  • I Les enfances de Tristan
  • II Le Morholt d’Irlande
  • III La qu?te de la belle aux cheveux d’or
  • IV Le philtre
  • V Brangien livr?e aux serfs
  • VI Le grand pin
  • VII Le nain Frocin
  • VIII Le saut de la chapelle
  • IX La for?t du Morois
  • X L’ermite Ogrin
  • XI Le Gu? Aventureux
  • XII Le jugement par le fer rouge
  • XIII La voix du rossignol
  • XIV Le grelot merveilleux
  • XV Iseut aux blanches mains
  • XVI Kaherdin
  • XVII Dinas de Lidan
  • XVIII Tristan fou
  • XIX La mort
  • Ôðàíöóçñêî-ðóññêèé ñëîâàðü ê òåêñòó

  • Íàø ñàéò ÿâëÿåòñÿ ïîìåùåíèåì áèáëèîòåêè. Íà îñíîâàíèè Ôåäåðàëüíîãî çàêîíà Ðîññèéñêîé ôåäåðàöèè "Îá àâòîðñêîì è ñìåæíûõ ïðàâàõ" (â ðåä. Ôåäåðàëüíûõ çàêîíîâ îò 19.07.1995 N 110-ÔÇ, îò 20.07.2004 N 72-ÔÇ) êîïèðîâàíèå, ñîõðàíåíèå íà æåñòêîì äèñêå èëè èíîé ñïîñîá ñîõðàíåíèÿ ïðîèçâåäåíèé ðàçìåùåííûõ íà äàííîé áèáëèîòåêå êàòåãîðè÷åñêè çàïðåøåí. Âñå ìàòåðèàëû ïðåäñòàâëåíû èñêëþ÷èòåëüíî â îçíàêîìèòåëüíûõ öåëÿõ.

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